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#9 - Manifestations
Images de violences policières : même plus peur ?
édito du 23.03.23

Alors que la France renoue peu à peu avec la pratique démocratique de base qu’est la manifestation (contre la réforme des retraites), que faire des images de violences policières ? Sont-elles définitivement derrière nous ?

A l’époque des gilets jaunes, j’avais rapidement été aligné sur leurs revendications, mais la violence avec laquelle les manifestants avaient été réprimés, m’avait découragé de marcher à leurs côtés. J’ai eu peur. Depuis, en manifestation, je sursaute lorsque j’entends un pétard ou lorsque des gens se mettent à courir. Je me suis surpris à scruter comment les CRS se positionnent, les signes qu’ils se font. Je suis anxieux à l’idée qu’ils pètent un câble, par pur excès de pouvoir. En tant que mec blanc de la classe moyenne, je n’ai eu que très peu affaire avec des policiers. Surtout, je n’ai pas directement vécu les violences exercées contre les gilets jaunes et toutes les personnes racisées en banlieue. Mais les images me hantent ; parce qu’elles sont injustes et presque impossibles à articuler. Dans les images qui ont circulé, les CRS semblent frapper au hasard, dans un déchaînement robotique. Parfois on croirait qu’ils sont absents d’eux-mêmes.

Lorsque le film de David Dufresne, "Un pays qui se tient sage", est sorti au cinéma, j’avais l’impression de reprendre enfin ma respiration. Je croyais qu’on allait sortir collectivement du déni grâce à ce film. Le procédé est exemplaire : en faisant dialoguer des intellectuels, artistes et responsables ou représentants des forces de l’ordre, on peut saisir les différences idéologiques qui amènent à condamner ou minimiser des actes de violences… jusqu’à un certain stade. Car c’est la force des images récoltées et diffusées de venir saisir à l’estomac des personnes qui n’y avaient réfléchis qu’avec abstraction. Les images vont susciter cette bafouille d’un syndicaliste policier ; ce qui n’a pas de prix. Le film permet de comprendre aussi comment les violences ont été un choix politique pour étouffer dans l'œuf un mouvement populaire. Ainsi à la formule du sociologue Max Weber qui sert de fil rouge (“l’État détient le monopole de l’usage légitime de la violence”), le film apporte plusieurs éclairages qui permettent de comprendre toute les nuances dans son interprétation. Car au fond, si l’État détient le monopole de l’usage légitime de la violence, pour autant est-ce que toute violence de l’État est légitime ? Lorsque l'État bascule dans l’autoritarisme contre les intérêts mêmes du peuple dont il prétend être l’émanation, la question mérite d’être posée.

Comprenant que les images créent une crise dans la légitimité de cette violence (quelle légitimité à faire un croche-patte à une femme qui marche ?), l’État tente d’interdire toute image. Entre en scène la “loi sécurité globale”, avec cette proposition de flouter le visage de policiers dans l’exercice de leurs fonctions. C’est s’attaquer au symptôme et non à la cause. C’est même renforcer le problème, car en floutant le visage des policiers déjà déshumanisés par leur équipement militarisé, on arrive à cette image de monstre. Si “tout le monde déteste la police”, on ne pourra pas essayer de les apprécier s’ils se retranchent de toute humanité ; à minima leur visage et donc leurs émotions.  

Si j’ai cru que le film de David Dufresne serait l’occasion d’un sursaut collectif, j’ai bien évidemment été déçu par ma propre naïveté. Il faut plus qu’un film, même excellent, pour changer la dynamique en cours. Plusieurs observateurs ont fait remarquer que la “doctrine de sécurité” des forces de l’ordre avait semble-t-il évolué pour les manifestations encadrées par les cortèges syndicaux contre la réforme des retraites (pas totalement exempts de violences policières). La peur est toujours là, qu’au moindre sursaut populaire pour un changement radical, tombe la matraque.

N’ayant pas eu le courage de manifester avec les gilets jaunes, mais ayant été marqué par les violences qu’ils avaient subis, j’ai utilisé la fiction pour revenir sur des images dont j’ai un souvenir à la fois très précis et très flou. Pour le court métrage "qui sème le vent…" j’ai utilisé le programme de créations d’images par mots-clefs stable diffusion pour recréer des séquences animées faisant référence à la répression policière des gilets jaunes. La technologie est encore jeune (donc difficile à maîtriser) mais promet bien d’autres utilisations que les déclinaisons de la pop-culture qu’on a vu sur les réseaux sociaux. Il y a une utilisation militante et politique de cette technologie, celle de recréer des archives fictionnelles à partir de l’entraînement statistique sur des millions d’images. Le réalisme documentaire de l’archive peut être prolongé du réalisme fictionnel, qui en condense la multitude. Le résultat visuel prend la forme de séquences de “mouvements à l’arrêt”, où chaque image est la déclinaison de la précédente. Ce n’est pas un policier menaçant, mais une succession de policiers menaçants, se ressemblant mais étant tous légèrement différents. Si dans la vraie vie, la violence est le fait de policiers qui en usent [(il)légitimement?], la fiction produite par l’IA montre que le visage de la violence est impersonnel. C’est la violence d’une institution.


#8 - Multivers
L'imagination mise au pas du multivers
édito du 30.08.22

A l'aide d'exercices d'auto-suggestion partagés sur TikTok et YouTube, des ados du monde entier s'essaient au shifting : passer le temps d'une nuit dans un monde d'aventures calqué sur une série de best-sellers ou blockbusters. Principalement des jeunes femmes, elles parlent de "réalité désirée" (desired reality) opposée à "la réalité actuelle" (current reality). Certain.e.s scriptent leur univers en piochant dans leur fanfiction préférée, en inventant un personnage et en prévoyant à l'avance quelques péripéties. Iels peuvent avoir l'impression qu'une nuit dure plusieurs jours, voire des mois. La tendance (10,7 milliards de vues cumulées pour le hashtag sur TikTok) emprunte aux techniques du rêve lucide et à la capacité encyclopédique des fanfictions d'étendre à l'infini un univers imaginaire, voire en créant des crossover (Harry Potter / Twilight par exemple). En se réveillant, le choc de la "réalité actuelle" peut plonger dans une détresse profonde. Entre pandémie, guerre, réchauffement climatique... la tentation est grande de ne pas y passer que ses nuits, mais de se replonger dans la "réalité désirée" le plus souvent possible. D'ailleurs, des vidéos auto-dérisoires sur TikTok mettent en scène la glissade vers toujours plus de temps passée dans SA réalité désirée. Le fantasme ne s'arrête pas à une visite sans conséquence sur l'univers fictionnel, il va jusqu'à entretenir avec les personnages principaux des relations d’amitié et si plus si affinité, rejoignant les émois d'une Madame Bovary.

Pour donner du sens à leur expérience, certains shifters en viennent à considérer la théorie des univers parallèles comme une fondation matérielle à leur ressenti. A chaque choix que chacun d'entre nous pourrait faire, l'univers créerait une réalité parallèle. Le multivers ainsi imaginable, aux frontières de la physique théorique et de la science-fiction, a complètement envahi la pop-culture en quelques années. Son existence fictionnelle était jusqu'ici cantonnée aux jeux de rôle papier (et vidéoludique avec Planescape : Torment) ainsi que quelques œuvres d'heroïc-fantasy (l'écrivain Michael Moorcock s'amusant à faire exister des échos à son personnage d'Elric sous différentes incarnations). C'est je crois la série Rick&Morty qui a rendu populaire ce vertige d'une infinité de réalités. Succès de la série parodique faisant, et avec l'aide de scénaristes formés au multivers Rick&mortien, le multivers s'est imposé comme le nouveau fil rouge des films Marvel : "Spider-Man : No way home" ; série "Loki" ; "Doctor Strange in the multiverse of madness". Ce dernier étant étrangement sage pour un "multivers de la folie", limitant les réalités infinies à quelques changements de décors et créatures du folklore horrifique. On est loin de l'effet WTF de n'importe quel épisode de Rick&Morty. Le multivers façon Marvel rejoint plutôt le projet des shifters : créer le maximum de passerelles entre univers-doudous, rester dans la zone de confort. Le shifting comme le multivers Marvel-like ramènent à cet partie de l'enfance où par le jeu, des Transformers peuvent côtoyer des Barbies. Dans ce grand bac à jouet de la pop-culture, on revient aussi à Ready : Player One de Spielberg, où les différents univers fictionnels pouvaient coexister grâce à la réalité virtuelle, proposant un modèle au recyclage infini des propriétés intellectuelles sans aucun effort de cohérence ou de propos (hors méta-textuel).

Avec le shifting on perçoit mieux le calcul financier du grand pari de Mark Zuckerberg, désirant passer de Facebook (surcouche d'infos et de réactions sociales) au Metaverse (intégration totale de la réalité virtuelle dans nos comportements "éveillés"). Si autant d'adolescents sont prêts à s'entraîner aussi dur pour déployer leurs capacités d'imaginations vers des franchises marketées, il y a sans doute une plus grande partie encore qui souhaiteraient le même effet avec la facilité d'une micro-transaction déjà expérimentées dans les jeux en ligne "pay to win".

D'un autre côté, la tendance du shifting ou l'attrait pour le multivers sont aussi les reflets positifs pour un regain d'intérêt des capacités l'imagination. Face aux discours économiques et politiques ultra-déterministes (TINA : there is no alternative), la résistance même aux franges du divertissement de masse, d'une fonction hallucinatoire crée un espace pour qu'émergent d'autres propositions. Pour l'anthropologue Charles Stépanoff, le "shifting est un peu sur le plan cognitif ce qu'est le tapis roulant pour nos muscles : il permet de faire marcher notre imagination atrophiée" (Télérama 3786-3787). Le spécialiste du chamanisme sibérien voit une continuité entre l’imagination guidée des produits de l'industrie culturelle (vous consommez passivement de l'imagination en boîte) et l'imagination active des chamans qui explorent intérieurement d'autres réalités. Plutôt que de se rendre dans les univers Harry Potter ou Marvel, les shifters pourraient donc s'essayer à explorer en imagination des univers alternatifs qui pourraient nous servir de modèle. Il y a bien un univers où on réussit à lutter contre le réchauffement climatique par exemple...

Le potentiel subversif du multivers nous revient d'ailleurs en force, avec dans les salles “Everything Everywhere All At Once" des Daniels, un film où l'on peut shifter d'une réalité à l'autre et en tirer des enseignements inattendus. Les Daniels ont été très explicites sur l'analogie entre leur projet filmique et la sensation de submersion devant les possibilités d'Internet. Le montage ultra-rapide du film rejoint le temps d'attention moyen d'un internaute, préoccupé à scroller à l'infini, jusqu'à retrouver son attention piégée dans un chemin aussi idiot que satisfaisant. Si pour paraphraser le philosophe des médias Marshall McLuhan "Le message, c'est le médium", alors il devient évident que l'expérience répétée de l'information en arborescence conduit à développer une représentation du monde similaire. Le multivers devient le décalque de notre interaction première avec la réalité : créer du sens par indexicalité et prêter attention en fonction de la proportion de liens convergents. Les réseaux sociaux ont engendré des communautés d'opinion (clusters) nous enfermant dans des bulles d'auto-satisfaction de nos représentations. Avec le multivers, ces communautés peuvent désormais prétendre à de véritables réalités à parts entières, parfois hermétiques à d'autres. Cette évolution de la noosphère vers l'imagination pure, nécessite aux plus téméraires d'apprendre à naviguer entre les mondes, se faire passeurs pour que l'hybridation ne se limite pas aux franchises commerciales. Comme dans "Everything Everywhere", le pire reste la colonisation de la diversité par l'uniformisation.

#7 - Sécheresses
Sécheresses : demain s’imagine aujourd’hui
édito du 19.04.22

50° en Inde et au Pakistan, tandis que nous suffoquons déjà au printemps avec une vague à +15° par rapport à la moyenne saisonnière. On est pas encore bien cuit, mais ça commence à être à point.

Moins spectaculaire lorsqu'on n'est pas agriculteur ou gérant de piscine, la sécheresse qui dure depuis la mi-avril dans certains départements est devenue un stress hydrique un peu partout en France. On ne parle plus de faire pipi sous la douche, mais de mesures bien plus drastiques.

Ce choc thermique et hydrique a le mérite de mettre (un peu) le réchauffement climatique dans l’actualité : ça y est, c’est concret ? Cette crise n’est pas exceptionnelle mais interviendra de plus en plus, avec la nécessité de prioriser des usages : agriculture, industrie, loisirs, etc.

Si on discute de la gestion de l’eau en situation de rareté, on en vient rapidement à des représentations qui font obstacles à obtenir un consensus juste. Je me suis penché sur une quinzaine de films pour repérer quatre imaginaires qui faut d’urgence déconstruire pour pouvoir créer de meilleures conditions du partage de cette ressource :
La loi de la jungle
L’adaptation technologique
Le complot permanent
L’impuissance collective

Ces imaginaires sont présents alors même que nous avons tous le réflexe d’offrir de l’eau à celui ou celle qui en a le plus besoin. Ce pouvoir d’empathie devrait être notre boussole pour imaginer des nouveaux récits capables de nous faire entrevoir l’horizon que la catastrophe annoncée nous bouche.

Liste des films analysés :
Mad Max : Fury Road, Young Ones, Dune, Waterworld, Approaching the Unknown, Blade Runner : 2049, Chinatown, Erin Brockovich, Promised Land, Dark Waters, Manon des sources, Do the right thing, Coup de chaud, Steel Dawn, Ben-Hur, White sun of desert


#6 - Fortunes
Revers de fortunes
édito du 20.03.22

Sortis à une semaine d’écart et sans lien matériel, deux films me font croire aux deux faces de la même pièce. “The Batman” blockbuster d’auteur (200 millions d’euros de budget hors marketing) et "À plein temps” portrait social d’une femme d’action (2,7 millions d’euros de budget) puisent chacuns dans des codes du film noir. On est du côté du détective pour l’homme chauve-souris, du côté du “milieu” pour la femme de chambre. L’un va traverser les bas-fonds de la ville pour résoudre son enquête, l’autre va tenter de s’extraire grâce à sa compréhension des codes et à force de combines, d’astuce, de culot.

Ces deux films, à leur manière,  racontent les inégalités qui structurent la société. Ils auraient même pu se croiser si Bruce Wayne de passage à Paris avait vu sa suite préparée par Julie. Là où ils divergent c’est sur le ressenti du temps. “The Batman” dure 2h57 avec de nombreux plans-tableaux et de scènes à suspense, contre 1h25 d’adrénaline de fête foraine pour “A plein temps”. Moyens mis de côté, il est intéressant de rapporter ces durées et ces rythmes à leur protagoniste respectifs.

Bruce Wayne, héritier milliardaire, mûrit sa “vengeance” depuis le meurtre de ses parents par des criminels inconnus. S’il ne peut attraper le coupable, il peut, comme Sisyphe et son rocher, toujours reprendre le sacerdoce d’incarner la peur pour tous les criminels ; et les traquer tous, inlassablement. La justice qu’il incarne ne dort jamais ; enfin, pas la nuit.

Julie est prise au piège d’un crédit pour une maison dans les limbes entre ce qui se rapproche le plus d’un foyer décent et abordable (une banlieue de plus en plus lointaine) et un boulot (Paris). Les grèves de transport, un ex-mari injoignable, la préparation de l’anniversaire du dernier, et une pression à la flexibilité d’un job alimentaire stressant (femme de ménage) resserrent l’étau autour de Julie. Elle pourrait demander de l’aide, mais vit dans une société qui exige d’elle le meilleur : alors elle se rajoute le défi d’un entretien d’embauche pour espérer une meilleure fortune. La charge mentale qu’elle incarne ne dort jamais ; enfin peu et mal.

Par effets structurels croisés, on en vient à vivre pendant les deux films, deux temps très différents, de héros qui ont chacun.e leurs mérites, mais qui font surtout en fonction de ce qu’ils/elles héritent : leur fortune. Le mot est intéressant car il désigne aussi le destin. Les revers de fortunes sont fréquents dans les fictions, car c’est une façon de créer de la surprise et d’entretenir l’audience dans une indécision. Pourtant à la fin de “The Batman” ou de "À plein temps”, si les protagonistes ont toute notre empathie, par admiration ou par ressemblance, il est assez clair que leur fortune n’a pas changé et ne changera pas. Les écarts sont trop grands : entre les niveaux de vie ; entre les vitesses de ces vies.

#5 - Matrice
Corps en souffrance
édito du 17.01.22 - avec spoilers

Matrix, plus de 20 ans après le premier film, revient pour commenter l’impact de son propre héritage et de son absorption par le reste de l’industrie du divertissement. La zone méta avec laquelle flirt Matrix Resurrections ne tombe pas dans le clin d'œil nostalgique mais permet d’engager avec le spectateur un dialogue sur ce qu’est la matrice. On y projette autant qu’on se nourrit de ce concept, et quel que soit son penchant on se reconnaîtra dans un des personnages secondaires chargés du jeu Matrix. “Matrix c’est de la philosophie sexy” ; “non Matrix c’est de l’action décérébrée” ; “mais non Matrix c’est le fun pur, le Bullet TIme !”

Ce qui résonne 20 ans après, c’est la tension que les sœurs Wachowski ont créé entre choix et liberté. Le problème posé dans le premier film puis déployé dans les deux seconds fait le parallèle avec deux approches souvent irréconciliables en sociologie : les individus sont-ils déterminés par des institutions qui les condamnent à répéter les mêmes comportements ou la société est-elle le produit de toutes les actions libres des individus qui la composent ? Le problème ne se pose pas tant qu’on est content du résultat ; et les adeptes du statu quo se reconnaissent donc à leur propension à ne pas vouloir qu’on pose la question. Si toutefois on se met à espérer mieux que la situation actuelle, on en vient forcément à se demander par quels moyens le changement peut se produire. A ce sujet le titre original du documentaire passionnant "derrière nos écrans de fumée" est en anglais "the social dilemma" ; et qui illustre bien l'intrication entre les choix individuels et collectifs.

20 ans après, parmi la multitude d’interprétations fécondes, celles sur la transidentité sont incontournables, du fait notamment de la transition des réalisatrices elles-mêmes. Les corps dans la saga Matrix sont fluides ET mis à mal, que ce soient dans les séquences de débranchages qui ressemblent à un univers sur-médicalisé ou tout simplement dans les scènes d’action. Le dernier Matrix change d’ailleurs sa façon de mettre en scène l’action, préférant la plupart du temps une caméra à l’épaule, un montage moins lisible et une emphase sur les coups reçus. Les personnages souffrent plus, ils semblent moins aériens. Matrix tord toujours les corps, mais cette fois-ci il s’agit moins d’un ballet que le récit d’une souffrance. Les corps défenestrés qui s’écrasent au sol ne provoquent pas un effet d’admiration, mais la terreur et la gène. Le Bullet Time de Néo retourné contre lui renforce cette impression que la réalisatrice Lana Wachowski a voulu remplacer ce qui était autrefois fun par du sérieux. Plutôt que de réaliser la séquence avec une multitude de caméras, la réalisatrice et son chef opérateur ont opté pour un système de deux caméras alignées mais défilant à des cadences d'image différentes. Ainsi le temps pour Keanu Reeves (Neo) s'écoule au ralenti tandis que en simultané  le temps pour Neil Patrick Harris (l'Analyste) va plus vite. Cette juxtaposition des deux temporalité permet aux acteurs de jouer ensemble plutôt que d'être incrustés l'un avec l'autre par ordinateur ; de quoi faire ressentir toute la frustration et la souffrance du héros face à la domination implacable du système, capable de retourner notre force contre nous-mêmes. Par ce choix de réalisation, Lana Wachowski fait du temps le reflet des inégalités structurelles. Le combat individuel serait-il perdu d'avance face aux institutions ?

 



Matrix, même en prenant plus au sérieux la question de la souffrance, perpétue le rêve de pouvoir s’envoler malgré que la réalité construite d’obligations, routines et de mécanismes de contrôle semble nous clouer au sol. Dans Matrix, les individus se battent jusqu’à faire plier les déterminismes. On serre les dents en encaissant le coup reçu et on réplique à l’avatar de son oppression.

Mathilde, elle, ne peut pas frapper ce qui lui fait mal, car c’est la douleur elle-même. Pas une idée abstraite incarnée dans un agent antipathique. Aucun punching ball sur lequel passer ses nerfs. Atteinte d’endométriose, elle témoigne dans mon film “douleurs peintes” de ce que signifie vivre avec la souffrance. S’ajoutent sur son corps des points, des lignes, des aplats de couleurs qui racontent toutes les nuances de ce combat et leurs implications sur sa vie : ce qu’elle ne peut pas faire, ce qu’elle doit faire pour aller de l’avant.

 

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Peindre est son kung-fu, lui permettant de mettre à distance sa douleur et de la contenir hors d’elle, pour un temps. Pour autant le combat de Mathilde n’est pas qu’individuel, car au moins 1 femme sur 10 souffre d’endométriose et cette maladie n’est toujours pas reconnue automatiquement comme Affection Longue Durée, ce qui pourtant pourrait simplifier la vie de millions de femmes. C’est une maladie invisible, encore trop souvent masquée par les médecins sous prétexte “que c’est normal d’avoir mal quand on a ses règles.” Pour aller mieux il faut pouvoir s’entourer de spécialistes qui sont mal ou pas du tout remboursés par la Sécurité sociale. Le combat n’est donc pas individuel mais aussi collectif, grâce notamment à des associations comme Endo Mind, ou par une accentuation de la pression sur le politique par des posts sur les réseaux sociaux (vous ne saviez pas quoi faire ? le film “douleurs peintes” tombe bien alors… :-))

Mathilde continuera son combat individuel, mais le changement doit aussi venir des institutions. Sinon on pourra vraiment dire qu’il y a comme un bug dans la matrice….

#4 - Espace
La Terre vue du ciel
édito du 15.11.21 - sans spoilers
Thomas Pesquet rentre de sa mission dans l’espace juste avant la fin de la COP26 à Glasgow, qui s’est terminée par des aveux d’échec ; aveux incarnés par les larmes de son président en lisant l’annonce de “l’accord” (toujours pas de retrait unilatéral et programmé des énergies fossiles, premières responsables du réchauffement climatique).

La station spatiale a été interpellée par le président français, demandant “si on voyait les dégâts du réchauffement climatique”. Si certaines photos prises par Thomas Pesquet depuis l’espace, diffusées sur les réseaux sociaux, tentent de montrer incendies, pollutions et érosions, c’est bien plutôt un sentiment de fragilité que l’astronaute entend communiquer. A l’aide des codes d’un influenceur voyage (moi avec mes appareils photos, moi avec mes potes cosmonautes, moi petit qui enfant du ciel), l’astronaute français essaye de sensibiliser comme il peut.

Aussi spectaculaires soient-elles, ces images ne nous aident pas à penser autrement la catastrophe. D’ailleurs, après son voyage en apesanteur, Jeff Bezos a répondu pareil : “de l’espace la Terre semble fragile”, ce qui ne l’empêche pas avec Amazon de concourir activement à sa destruction.

Ces images on les a déjà vu, on les verra sans doute encore avec davantage de détails et de mesures associées. La “Terre vue du ciel” n’a pas attendu les satellites ou même l’avion pour exister dans l’imaginaire et l’art. En atteste la surprenante peinture-carte de Jan Christiaen Micker “Vue d’Amsterdam à vol d’oiseau” datant de 1652, reproduite dans l’enquête de l’anthropologue Philippe Descola “Les Formes du visible”. Le tableau reproduit un point de vue impossible pour l’époque, celui d’une vue aérienne d’un port. Descola explique que le XVIIème siècle flamand est aux grandes découvertes optiques et que naît peu à peu l’idée de perspective telle qu’on la connaît. Abstraction de l’espace vue comme un quadrillage qu’on peut bouger, la perspective n’a pas toujours été “l’évidence” qu’elle est devenue depuis. Dessiner ce qu’on voit plutôt que ce qu’on sait est particulièrement dur, surtout si on veut communiquer une idée par le dessin. En regardant de plus près la peinture-carte on s'aperçoit de petites erreurs qui montrent une époque de transition dans les représentations. Sans le dire explicitement, Descola montre à quel point les images qu’une culture produit et les idées qu’elle énonce sont intrinsèquement liées, sans forcément qu’on sache qui de l'œuf ou de la poule ait d’abord apparu. A cette époque où voir la Terre depuis le ciel était impossible, les exercices de représentation mentale permis par la perspective ont comme musclé l’imagination.

On voit la Terre depuis la station spatiale, mais la regarde-t-on bien ? Dans l’art pictural aborigène, on a également l’impression de voir un paysage depuis le ciel. La symbolique associée montre ainsi comment certains pictogrammes sont spatialement en relation les uns avec les autres (un cours d’eau, un endroit pour se reposer, des traces laissées par des animaux). Mais ce n’est pas la seule lecture puisque ces peintures sont associées au Temps du Rêve, une époque sans passé, ni présent ni futur, qui [a] façonne/é le monde tel que nous le connaissons [le français ne permet pas de superposition de temporalité, navré]. Les paysages sont donc à la fois une réalité géographique et un récit mythique qu’on doit répéter pour qu’il ne s’efface pas.


Pour changer de point de vue sur la Terre depuis le ciel, j’ai donc demandé à une intelligence artificielle de chercher ce que les photos de Thomas Pesquet pourraient donner en art pictural aborigène. Le résultat que je vous livre permet j’espère de méditer sur les limites de nos représentations mentales et picturales.

A force de regarder le monde comme un objet, on a oublié qu’il nous englobait. Le rêve commencé à Amsterdam au XVIIème siècle pourrait peut-être laisser la place à un autre ? Pendant ce temps le ministre du Tuvalu nous dit coucou les pieds dans l’eau.

#3 - Nostalgie
Des doudous tout autour de nous
édito du 30.10.21 - sans spoilers

Alors que sortent au cinéma le même jour “Last Night in Soho” (Edgar Wright) et “The French Dispatch” (Wes Anderson), on ne peut pas s’empêcher de penser que la nostalgie est inscrite comme un sentiment puissant de notre époque. Les années 60 servent en effet de décor aux deux films, bien que sur des tons très différents (thriller et comédie). En 2018 “Ready Player One” (Steven Spielberg) surfait sur la vague du rétro-gaming pour engloutir toutes les références possibles à la pop-culture sur son passage (mangas, films, jeux vidéos). En 2019 Tarantino signait “Once Upon a Time… in Hollywood”, où l’on frisait presque l’overdose de citations et hommages en tout genre aux films d’un âge d’or mythifié. Même l’univers super-héroïque de Marvel a réussi le tour de force d’invoquer la nostalgie de ses propres films, en insérant dans le volet “Avengers : Endgame” (2019) des citations aux premiers films de la saga grâce à un voyage dans le temps. En soi la mini-série “Wandavision” était un pot-pourri d’hommages aux différentes sitcoms à travers les âges (de “Ma sorcière bien aimée” à “Malcom”). Un peu plus tôt cette année on avait été aussi surpris devant l’immense fascination devant “Friends : Les Retrouvailles”.

Tout cela sans compter les reboots et remakes à venir (“SOS Fantômes : L'Héritage” en novembre, “Matrix : Revolution” et “West Wide Story” en décembre, “Indiana Jones 5“ en 2022 - Harrison Ford aura 80 ans - etc). “Member’ ?”

Je serais malhonnête en disant qu’aucune de ces propositions ne me parle. L’offre en shoots nostalgiques est partout, et suffisamment diversifiée pour s’adresser à chacun d’entre nous, quel que soit notre âge ou notre imaginaire. Lorsque sortait en 2017 “Star Wars : les derniers Jedi”, sur le thème de “laisser le passé mourir", ou lorsque récemment Daniel Craig tirait sa révérence à James Bond dans un dernier baroud d'honneur, les fans apparemment n’étaient pas prêts, si on écoute leurs réactions outrées.

Si cette fascination tournée vers le passé n’avait pour conséquence qu’un manque d’originalité d’approche dans la culture populaire, ce ne serait pas si grave. Mais que penser lorsque cette nostalgie amène Thierry Ardisson en 2018 pour l’émission Les Terriens du Dimanche à dérouler à Eric Zemmour un tapis rouge pour évoquer une enfance idéalisée dans les banlieues dans la France de De Gaulles ? “Pour moi la banlieue c’était le paradis quand j’étais petit… C’est évident qu’il n’y avait pas de femmes voilées à mon époque [sic]”. Tout se confond, tout se mélange, on est dans l’approximation la plus totale.

Par simplicité on risque de glisser de la nostalgie au passéisme, véritable repli vers une origine inatteignable. Parmi les derniers bons films de Woody Allen avant qu’il ne devienne irregardable, “Minuit à Paris” raconte comment Owen Wilson réussit à remonter chaque soir dans les années 1920, pour rencontrer la crème de l’effervescence artistique… Revenir à une époque bénie, les années folles. Son rêve devenu réalité. Jusqu’à réaliser que tous ces peintres et écrivains ne faisaient eux-mêmes qu’idéaliser une autre époque, encore antérieure.

La nostalgie, c’était mieux avant.


#2 - Filmer le vivant
Renouer avec les vivants : l’exemple Van Gogh
édito du 16/10/21- sans spoilers

La sortie en salle du “Van Gogh” de Pialat (1991) le 27 octobre est l’occasion pour moi de revenir sur l’influence du peintre sur les choix de représentation. Van Gogh réalise en 2000 toiles sur 10 ans et contribue grandement à la révolution impressionniste. Il le fait à la fois par le choix de ses sujets et de ses techniques. Champs, bouquets, oliviers ne sont pas des “natures mortes”, mais des portraits vivifiants du foisonnement de la vie. Van Gogh se sent traversé par des couleurs et des lumières, des formes et des émotions. Cette grande sensibilité, il cherchera à la transcrire pour communiquer de la façon la plus directe ce qu’il éprouve. En ce sens, il est un des premiers intercesseurs entre le monde des humains et les mondes des autres vivants qui nous entourent.

Nouveau film expérimental sur la chaîne, “Fleurs mêlées” suit la journée d’une abeille aux prises avec un danger mortel. J’avais déjà en tête “Manières d’être vivant” de Baptiste Morizot en réalisant “souviens-toi de la forêt”, une traversée hypersensorielle à la rencontre d’animaux, avec le désir de donner des points de vue différents sur les autres vivants. Le livre  de Morizot insiste sur la nécessité de tisser de nouvelles relations avec les vivants qui nous entourent (plantes, animaux, etc.) afin de sortir du rapport d’exploitation de la nature qui nous conduit à l’effondrement de la biodiversité et au réchauffement climatique. Il me semble qu’en termes cinématographiques, ce changement de relation doit se traduire par de nouvelles esthétiques. Il nous faut donc des points de vue originaux, afin de créer de l’empathie avec les autres formes de vie qui nous entourent.

En partant de limitations techniques que j’avais choisies parce que je sentais les affinités avec le monde minuscule que je voulais filmer, j’ai pu avancer dans ma réflexion au fur et à mesure que je réalisais la vidéo. J’avais choisi d’utiliser un Zenit MC Zenitar 50mm f/2, en inversant la lentille de devant, pour créer un effet de bokeh déformé. Le soucis c’est qu’en faisant ainsi j’étais condamné à filmer en macro (donc très proche) avec une très faible profondeur de champ. En gros, difficile d’avoir un objet net. En m’approchant des fleurs qui se déformaient à l’approche de l’objectif modifié, j’ai commencé à faire attention aux pollinisateurs comme les abeilles. J’étais surpris de voir certains individus se comporter légèrement différemment, plus ou moins fébriles, plus ou moins excités par le pollen, parfois jusqu’à se rouler dedans. Cette curiosité pour les pollinisateurs m’a amené à chercher plus d’informations sur les abeilles, comment elles voyaient en ultraviolet ou quels effets les pesticides avaient sur leurs neurones. Ces recherches m’ont amené à d’autres choix, de montage et de bruitage sonore notamment, qui m’ont permis de réaliser le film “fleurs mêlées”.

Cette liberté d’expérimenter, je la dois notamment à des précurseurs comme Van Gogh, dont le parcours et l'œuvre continuent d’inspirer des cinéastes contemporains, comme Julian Schnabel. En 2018 ce peintre devenu cinéaste réalise un portrait qui rend hommage aux innovations de Van Gogh, par des innovations cinématographiques. Trop peu de films sont aussi braves et pertinents que “At Eternity’s Gate” dans leurs choix de représentation. Ce sont des films comme celui-ci qui m’encouragent à chercher d’autres façons d’utiliser le langage cinématographique, en sortant des conventions de représentations actuelles.

La révolution impressionniste n’a jamais été aussi nécessaire, à la fois pour que le cinéma se réinvente sous peine d’être dilué dans une image numérique de plus en plus standardisée, et à la fois pour créer de nouvelles idées capables de nous aider dans les défis de notre époque ; notamment celui de renouer avec les autres vivants. Plus que jamais, il nous faut nous émerveiller de ce qui nous entoure ; avant de transformer le monde en un désert.


#1 - +2 degrés au cinéma

Dune, Reminiscence
édito du 02/10/21- sans spoilers

 

Avec “Tomorrow War”, “Reminiscence” et maintenant le “Dune : Première partie” de Denis Villeneuve, les enjeux écologiques se font de plus en plus de place dans l’imaginaire grand public de science-fiction. Bonne nouvelle ? A moitié seulement, tant le problème climatique flotte comme un fantôme dans ces films hollywoodiens, où l’on y voit que des signes et des allusions.

“Tomorrow War” a le mérite de renvoyer le reflet aux jeunes de leur éco-anxiété, par une scène mettant face à face un professeur de physique-chimie et des lycéens plombés par l’annonce d’un futur condamné.

“Reminiscence” porté par Hugh Jackman nous plonge dans un Miami à moitié submergé par la montée des eaux promise par le réchauffement climatique. Mais aucune mention aux causes de cette nouvelle réalité, comme si les humains - et encore davantage les modes de vie des pays développés - n’étaient pas vraiment responsables de la catastrophe.

Arrive le gros morceau “Dune”, qui oppose le peuple autochtone de la planète Arrakis avec un système d’exploitation capitaliste et féodal, pas très loin de nos multinationales actuelles. Aucune image n’arrive à nous faire sentir ce que pourrait être une alternative à ce modèle oppressif (mais il y aura une seconde partie espère-t-on). Reste cette image d’un baron se régénérant dans un bain de liquide noir et visqueux qui n’est pas sans rappeler la dépendance au pétrole dont on arrive pas à se défaire.

Est-ce que le réchauffement climatique serait encore trop tabou ? Sûrement pour les productions hollywoodiennes qui cherchent à s’assurer de la rentabilité d’investissements colossaux en ne froissant personne. Après tout, difficile de critiquer ouvertement les mécanismes du capitalisme quand on en partage les logiques fondamentales. Cependant ces films montrent qu’il est de plus en plus difficile de ne pas raconter l’anxiété climatique. Comme si l’enjeu du futur perçait progressivement au travers de notre posture de déni, via la Science-Fiction, depuis notre inconscient collectif.

Modestement j’ai voulu faire avec “le rayon vert”, un court métrage expérimental sur le paradoxe temporel qu’est le réchauffement climatique. Notre connaissance du futur, de plus en plus précise, ne nous empêche pas de l’empêcher. Nous sommes cette grenouille qui ne s’aperçoit pas que l’eau de la casserole arrive très progressivement à ébullition. On s’habitue aux chiffres, aux projections, aux annonces... L’espoir doit cependant demeurer, d’un sursaut collectif, qui sera d’autant plus facile que nous aurons d’autres histoires et d’autres images dans lesquelles nous regarder.


Tomorrow War se trompe de guerre
Comment mieux raconter la lutte contre le dérèglement climatique ?
édito du 01.08.2021 - avec spoilers

Le jour du dépassement est tombé un 29 juillet en 2021, soit trois semaines plus tôt que l’année précédente. Qu’est-ce que c’est ? Le jour où l’Humanité consomme toutes les ressources que la Terre peut renouveler. Chaque année donc, nous tapons davantage dans les réserves sans les remplir assez pour les générations futures.

Les générations futures sont au cœur du film The Tomorrow War (réalisé par Chris McKay, écrit par Zach Dean) qui lui est sorti un tout petit peu plus tôt, le 2 juillet, sur Amazon Prime (c’est important, on y reviendra). Chris Pratt y joue un professeur de lycée physique-chimie option commando en Irak (parce qu’il doit être intelligent et capable de tuer, important aussi on y reviendra), qui va être engagé de force dans l’armée appelée à se battre contre les aliens du futur. Voyage spatio-temporel, gros guns et effet spaghetti sauce tomate sur les murs pour les amateurs du genre action-horreur-SF. On a là un divertissement à la formule assez connue.

Sauf que les prémisses de cette histoire mettent les personnages du présent face à la certitude d’une catastrophe planétaire à 30 ans. Et ça, c’est évidemment difficile de ne pas y voir une analogie avec le dérèglement climatique. Le réalisateur rapporte dans une interview que le scénariste aurait eu l’idée lors d’un voyage en Islande où il aurait appris ce qui menaçait à la fonte du pergélisol : des émanations toxiques d’anthrax. Prenant cette menace comme une bombe à retardement attendant les générations futures, il aurait alors commencé à réfléchir à une histoire d’aliens pris dans les glaces. Bien qu’il soit donc avéré que le filme ait eu comme principale source d’inspiration le dérèglement climatique, rien n’est dit de façon explicite dans le film, comme si le sujet était encore tabou pour le public américain.

Pour rappel, on est sur une trajectoire à +3° pour 2050, alors qu’il y a un consensus pour dire qu’il faudrait être en dessous de +2° pour éviter des conditions invivables. La catastrophe à venir existe dans nos têtes comme à la fois une certitude, et en même temps trop lointaine pour y penser suffisamment afin de nous mobiliser contre elle. Contrairement au Covid on ne peut pas montrer une courbe disant “soit on prend telle mesure maintenant, soit il y aura tant de morts en plus demain.”

Eco-anxiété généralisée
Le plus intéressant dans The Tomorrow War ne se joue non pas sur les champs de bataille d’une Terre dévastée, mais dans la salle de classe de notre ami Chris Pratt. Les élèves sont apathiques, comme écrasés sous le poids d’un avenir condamné. A la question de “qu’est-ce qui les passionne ?” les élèves répondent “à quoi bon s’intéresser à quoi que ce soit si on est condamné ?”. Il ne s’agit donc plus seulement de sauver les conditions d’existence de l’Humanité, mais de redonner espoir à une génération atteinte d’éco-anxiété.

Après deux sauts temporels, on revient dans la classe pour chercher la dernière pièce du puzzle de l’énigme qui nous est présenté depuis le début : mais d’où viennent les extraterrestres qui nous veulent tant de mal ? La réponse nous est donné par un élève particulièrement geek de volcan (comme quoi être passionné en Science a bien un intérêt, kido), qui nous révèle que tout viendrait d’une zone gelée en Russie, amenée à fondre d’ici 30 ans. Les aliens qui sont à notre époque piégés seraient donc libérés des glaces à cette date, à cause du dérèglement climatique.

“C’est l’occasion de donner au monde une seconde chance On va ouvrir ce fils de ù$!$$ est flinguer tout ce qui nous regarde de travers.”
A partir de ce moment, le film s’emballe dans une autre direction : en prévenant cet événement d’arriver aujourd’hui, on empêchera les aliens de sortir dans 30 ans. On a ici une belle illustration d’un problème de causalité simple (une cause = un effet), qui s’inscrit dans un événement précis. Empêcher cet événement, c’est régler le problème. Sauf que le dérèglement climatique ne peut pas être circonscrit à des coordonnées spatio-temporelles. Pour cette raison, on cherche d’ailleurs à nommer l’époque dans laquelle nous sommes : l’Anthropocène serait ce temps où se percute la géologie et l’activité humaine (enfin surtout la société occidentale capitaliste). Les problèmes engendrés le sont par un système politique et économique qui articule des modes de vie, qui encourage à des comportements (consommer, voyager, exploiter, etc.). Le degré d’implication de chacun dans ce système rend difficile de distinguer les niveaux de responsabilité. On est donc pas dans le cas du fantasme le plus répandu du voyage temporel : il n’y a aucun “Hitler” à tuer pour prévenir la guerre mondiale.

Pour régler un problème simple, on va recourir à un héros tout en muscle et en puissance de feu. L’idée ici est de faire disparaître la source du problème, non pas d’essayer de changer nos comportements ou d’apprendre à vivre avec. Alors que le film met en scène une galerie importante de personnages (la fille, la mère, le grand-père, le side-kick scientifique, le vétéran traumatisé, etc.) seul compte la prise de décision d’un “homme fort.”

“ça pourrait virer au cauchemar si le gouvernement s’implique ; Et le temps nous est compté.”
Ce dialogue prononcé à l’antre du vaisseau reflète tout ce qui pose problème dans le modèle narratif hollywoodien pour raconter les défis de notre époque. Dans le cahier des charges, il faut un héros unique, un problème simple à résoudre par la force. Automatiquement toute solution passant par la diplomatie, la coopération et la délibération ne peuvent pas fonctionner. Pour qu’il y est un final de film d’action auquel on nous a habitué, il faut que l’action publique soit incapable, lente, dysfonctionnelle.

Pourtant si on revient à la crise climatique c’est la seule voie de changement global possible. Elle est systématiquement remise à plus tard car la pression des peuples sur leurs élus n’est pas encore assez grande, parce que le débat médiatique n’est pas suffisamment orienté sur la question climatique (coucou les débats sur la sécurité…).

Amazon, Jeff Bezos : “on ne peut pas cesser d’innover !”
Dans la salle de classe, Chris Pratt s’époumone pour réveiller les élèves déprimés : “on ne peut pas cesser d’innover !” C’est la seule réponse qu’il a à apporter aux doutes compréhensibles d’une génération aujourd’hui condamnée par le lifestyle des précédentes. Mais rien dans le film n’ira à l’encontre du modèle du lifestyle USA, comme on peut l’attendre le monde sera sauvé et surtout gardé inchangé. Ce qui compte, c’est business as usual. Et là on trouve que cette phrase sur l’innovation prend un goût amer. L’innovation c’est le mot qu'utilisent les économistes libéraux pour dire “circulez, y' a rien à voir”. Dans les modèles classiques, l’innovation est un facteur de la croissance, une sorte de variable qu’on peut faire changer avec les bons critères. Si on ne peut pas utiliser plus de ressources et si la pollution a des effets négatifs sur la croissance, “il faut” de l’innovation pour que le modèle continue d’être sur une trajectoire ascendante. Théoriquement c’est joli, dans la pratique ça veut dire qu’on a pas besoin de prendre soin du climat ou de la biodiversité tant qu’on trouve des ressources de substitution et des technologies permettant de continuer à vendre et acheter des trucs. Vous avez plus d’eau douce ? Il y aura toujours quelqu’un pour acheter de l’eau désalinisée très chère. Vous avez trop chaud ? Pas grave la grande majorité des activités économiques peuvent se faire dans des bâtiments climatisés, tant pis si vous n’avez pas les moyens chez vous ou que les liquides de climatisation accélère le réchauffement planétaire. “On ne peut pas cesser d’innover !” c’est Jeff Bezos qui le dit, et tous les milliardaires qui investissent dans des fondations pour soi-disant sauver le climat mais pour surtout développer des technologies risquées de géo-ingénierie (modifier la chimie de l’atmosphère ou des océans pour tenter de refroidir le climat par exemple).

Tomorrow War est donc un bel objet de propagande car le film occupe l’espace que pourrait prendre d’autres fictions, d’autres façons de décrire le problème du dérèglement climatique et surtout d’autres réponses à ce défi planétaire. Alors quel film aurait pu être écrit à la place pour mieux raconter le dérèglement climatique ?

Tomorrow War : un film d’action publique
Pas besoin de peindre le film en rouge marxiste ou en khmer vert pour autant. On pourrait juste proposer quelques modifications afin que le scénario ouvre un imaginaire qu’il s’évertue à vouloir à tout prix contenir.

  1. L’origine des monstres : plutôt que d’être des aliens, ce sont des créatures fabriquées par les Humains, une expérimentation de laboratoire qui échappe aux scientifiques dans 30 ans (coucou la piste Wuhan pour le Covid)
  2. Eco-responsabilité : plutôt que d’être déprimés par l’annonce de la catastrophe, tous les élèves sont impliqués dans la recherche de solutions (en créant des réseaux d’entraide et de surveillance via les réseaux sociaux par exemple)
  3. Dompter la violence : si la réponse immédiate à l’attaque de monstres peut être la violence, le film serait plus intéressant s’il y avait un lien qui pouvait être établi avec les créatures : de quoi ont-elles besoin, qu’est-ce qu’elles ressentent, etc. L’éthologie montre que la bête assoiffée de sang est un mythe.
  4. Une réponse “chorale” : le héros macho pourrait passer le relais de l’action à sa fille, qui elle-même pourrait impliquer un autre personnage, etc. En montage parallèle on aurait la coopération des individus qui rejoint la coopération d’organisations internationales (États, ONU, ONGs) mais aussi des communautés plus locales (associations, collectifs d’habitants, voisins d’immeubles). On mettrait plus d’efforts à bâtir et à organiser une nouvelle solidarité qu’à envoyer des gens mourir étripés .

Ces quelques principes ne sont que des pistes, juste de quoi montrer que le problème ne tient pas dans l’aspect divertissant, ou le fait qu’il y est des aliens ou un voyage temporel. Toutes ces dimensions peuvent être réunies dans un récit populaire, sans forcément que cela passe par une ode au complexe militaro-industriel des USA. Plutôt que d’histoires qui veulent maintenir le monde en stase, on a davantage besoin de récits qui le changent.

The Tomorrow War de Chris McKay

La part fantôme de Lux Aeterna

édito du 23.10.2020

 

Le nouveau film de Gaspar Noé dure 51mn et se termine sans fin, même ouverte. Dans un salle à moitié vide - du fait des mesures de distanciation physique et non par manque d’intérêt - au bord de l'épilepsie, le générique imprime sur notre rétine un second film en miroir, dont l’amputation le rend d’autant plus palpable. Une sensation qu’on pourrait rapprocher de la douleur que décrivent les personnes qui ont perdu une phallange, une jambe, un bras. Lux Aeterna a un "membre fantôme". Quelle est cette part invisible aux spectateurs qu'on croirait pouvoir toucher du doigt ?

 

Film dans le(s) film(s)

Le réalisateur nous a dit quelques mots avant le début de la séance. Il est revenu sur sa démarche créative, de la possibilité ouverte par Saint-Laurent de lui donner les moyens de réaliser un film (un court métrage à l’époque). Sans scénario en tête, la commande soudaine et pressée (trois semaines pour préparer et tourner) fait écho à une envie créatrice sans sujet ni principe encore imaginé. Sur un quai de métro Gaspar Noé se raconte à la recherche d’une idée, pour transformer cette opportunité “en ticket gagnant.” Profondément concerné par les différents fanatismes religieux il se demande s’il ne pourrait pas réaliser un film sur l’inquisition, avant de rejeter l’idée pour ne pas tomber dans la reconstitution historique factice. Puis lui revient sa cinéphilie, ses références. Il cite un passage de La Ricotta de Pasolini qui l’a particulièrement marqué avec un Orson Welles en réalisateur empêtré dans un film impossible. Les mots lui "manquent" parfois mais c'est parce qu'il réfléchit comment combler les trous ou simplement les laisser là, en évidence. Il saute alors d’une référence à une prise de recul : “le cinéma est un art collectif, je le comprends mieux maintenant”. On serait donc amené à voir un film qui parle de tournages de films, infernaux, où les égos l’emportent sur le projet collectif. L’impossibilité de faire un film à cause d’une guerre de fortes personnalités, mis en scène dans un film dont le point de départ est la chasse aux sorcières.

 

Dans le film de Gaspar Noé, le châtiment de cette guerre d'égos passera par l'image. L’Actrice (Charlotte Gainsbourg) et la Réalisatrice (Béatrice Dalle) seront “brûlées vives” par l’image elle-même, personnifiée par un chef-opérateur tyrannique et un effet stroboscopique à décoller la rétine.

 

Filmer contre le scénario

Mais Lux Aeterna est-il vraiment “juste” cette rencontre entre l’impossibilité d’un film sur l’inquisition et les brouilles de tournages ? Plusieurs fils narratifs sont tissés mais ne connaîtront jamais de résolution. Entre autres, Charlotte Gainsbourg qui s’inquiète pour son enfant qui aurait été traumatisé à l’école ou le producteur qui a missionné un documentariste de plateau pour suivre et piéger Béatrice Dalle. Tous ces fils sont patiemment tirés et noués jusqu’à ce que la caméra du film dans le film “tourne” pour de bon. Un événement presque surnaturel va alors dérégler les écrans qui servent de décors pour faire entrer Lux Aeterna dans une transe autant pénible que belle. Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg se retrouvent à souffrir de ces images, comme si elles s’étaient mises à brûler. Peu à peu, on entend plus que la voix du chef-opérateur qui semble se délecter de ces images d'une lumière pure mais douloureuse, comme s’il jouissait de s’être enfin libéré d’une quelconque soumission à une histoire ou à des personnages.

 

Visions doubles

Si on résume, Lux Aeterna commence un scénario mais ne l’achève pas et souligne par le texte l’effet de mise en scène le plus saisissant. La part manquante au film de Gaspar Noé ce n’est pas la suite de l'histoire commencée, mais un film qui s’en serait complètement affranchie pour entrer dans 51mn de variations psychédéliques. Une moitié de film sans histoire, qui aurait été uniquement intéressée par le langage du cinéma lui-même (plan, raccords, mouvements, montage, etc.) susceptible de transmettre des sensations proches d’un psychotrope.

 

Cette dualité de visions se sent aussi dans un procédé que Gaspar Noé utilise durant la quasi totalité du film, à savoir un split-screen nous permettant de suivre deux points de vue, deux personnages qui ont des envies et des regards différents. En poursuivant cette technique on pourrait dire que deux interprétations coexistent : Lux Aeterna est la compassion pour une actrice empêchée de se réaliser comme directrice de comédiennes (Béatrice Dalle) et une célébration de l’émancipation de l’artisan expérimental (le chef op / Gaspar Noé). Lux Aeterna serait un peu du côté des sorcières en train de brûler, mais aussi un peu du côté des inquisiteurs qui rêveraient d’un cinéma purifié de ses attributs théâtraux (l’histoire, les acteurs, le dialogue).

 

Lux Aeterna est donc un point de bascule, saisissant avec lucidité et effarement une vision de l’avenir probable du cinéma comme forme d’art émancipée du scénario et de l’acting. Lux Aeterna s’empêche de réaliser complètement cette vision, peut-être par pudeur ou auto-censure. Gaspar Noé a toutefois pu entrapercevoir ce qui aurait été la seconde moitié d'un long métrage. S’il a la moindre chance, il complètera la symétrie (on se souvient de la sortie DVD d'Irréversible remettant le montage originellement à l’envers, à l’endroit).

 

Possible que l’opportunité soudaine de pouvoir réaliser un film sans avoir de scénario sous le bras a débloqué quelque chose en lui.

 

Possible que Gaspar Noé soit autant Béatrice Dalle sorcière que Chef-op inquisiteur.

 

Possible qu’à force de le démanger, il fasse un jour exister la moitié fantôme de Lux Aeterna.

Lux Aeterna de Gaspar Noé

Retrouvez la chaîne ici : https://youtube.com/channel/UCVcbi4CbshapRIE_ZbfcFdQ

Visuel crée par Aurélien Milhaud (@aurelien.milhaud)

Ciné-chamanisme est désormais une chaîne YouTube !

édito du 20.10.2020

 

Après plusieurs années à affiner ma démarche de recherche et d'expérimentation visuelle, je lance donc la chaîne "ciné-chamanisme". Alliant anthropologie, analyse filmique et recherches esthétiques, le but de la chaîne est de me pousser à être créatif, et inspirer d'autres créateurs ou passionnés de cinéma(s).


20 ans de cinéma, 20 ans de lutte des classes et des imaginaires

édito du 23.12.2019

 

Bientôt 2020, et pourtant l’actualité sociale ne ralentit pas à l’approche des fêtes. En pensant à la décennie à venir, je me suis demandé ce dont le cinéma avait fait de la lutte des classes durant ces 20 dernières années. Retour sur une centaine de films qui alimentent un dialogue qui est loin d’être fini.

 

“Mad Marx”

Parler de classes sociales en bientôt 2020 sonne un peu “rétro”, et pourtant c’est du côté de la science-fiction qu’on retrouve ce conflit, avec notamment Snowpiercer, qui entasse les pauvres au fond du train d’un progrès qui tourne en rond. La métaphore d’une société basée sur une opposition des classes prend aussi la forme plus classique de la verticalité (High-Rise, Alita : Battle Angel ou Elysium). Le rapport de force est d’autant plus sanglant que les inégalités sont grandes dans la répartition des ressources.

 

Mad Max : Fury Road est le coeur palpitant de cette série de films et montre avec brio que ni le capitalisme ni la tendance d’une minorité à tout s’accaparer ne s’arrêteront avec un effondrement de l’environnement. Après avoir géré l’abondance, le capitalisme gérera la rareté, toujours au profit ou au détriment des mêmes... La leçon est d’autant plus importante que le récit de l’Effondrement s’impose de plus en plus comme un repoussoir, tantôt épouvantail qui légitime de sauver le système à tout prix, tantôt l’horizon urgent qui appelle à faire table-rase de ce système.

 

Pourquoi se bat-on alors ? Dans Mad Max c’est l’eau qui symbolise l’accumulation absurde de richesses par Immortal Joe, tandis que les gueux se battent pour quelques gouttes qu’il dilapide dans une merveilleuse analogie avec cette fameuse théorie du ruissellement, dont on voit qu’elle ne profite en fait qu’à accroître l’ascendant de quelques uns sur tous les autres. Est-ce vraiment de la science-fiction lorsque aujourd’hui 1% des personnes les plus riches détiennent 80% des richesses ? Si on souffle à la fin de Quantum of Solace à l’idée que le grand méchant n’aura pas réussi à mettre main basse sur l’eau, dans les faits partout dans le monde la privatisation de ce bien commun avance à grand pas.

 

Dans Time Out, l’argent c’est du temps et le temps c’est de l’argent. Du coup pas vraiment le temps de profiter de sa retraite lorsqu’on vit de peu. Ça tombe bien, un ouvrier est susceptible de vivre 6 ans de moins qu’un cadre… L’espérance de vie augmente globalement, mais partir plus tard à la retraite n’a pas le même prix pour tous.

 

Faîtes tomber les masques… ou mettez les votres ! V pour Vendetta avec un brin de montage soviétique réussit à me rendre de nouveau envisageable une insurrection populaire et anonyme. Comme dans Au revoir là-haut, le masque et le combat comptent plus que celui qui le porte. Quoi-que… pourquoi aime-t-on tant Batman alors que son seul vrai pouvoir est sa fortune ? Heureusement qu’il y en a pour rappeler les montants exorbitants de ces ultra-riches qui échappent à l’impôt...

 

La science-fiction nous apprend à nous battre mais parfois il est difficile de donner un nom ou une forme à ce quoi on s’oppose. Blade Runner : 2049, Louise Michel et Sorry to Bother You dépeignent un monde à venir et déjà là, fait de méli-mélo de corporations et montages technico-financiers. C’est un monde aliénant qu’on alimente par le simple fait de vouloir y survivre. Le capitalisme se nourrit, fabrique ou remodèle les corps et l’esprit de ceux qui travaillent. Se battre contre le système c’est se battre contre soi. Si la rébellion y est donc extrêmement difficile c’est parce qu’elle passe par le sacrifice de son identité, construite comme d’autres produits qu’on me vend. Cette figure sacrificielle se retrouve dans Michael Kohlhaas ou Gladiator. Poussés à bout, ils n’ont plus rien à perdre. Ils partent au suicide et sont presque étonnés qu’on les suive. C’est que beaucoup des plus modestes n’ont plus rien à perdre. 

 

En guerre paraît bien étrangement seul à proposer une transposition de ce sacrifice dans le domaine historique du syndicalisme. Gilets jaunes et grèves du secteur public ont rappelé que ce n’était pas encore de l’histoire ancienne.

 

D’où vient alors cette impression que tant de moyens sont mis à me faire changer d’avis ? Le syndicalisme ne fait pas vraiment bonne figure dans Ave, César ! où les scénaristes complotent de façon ridicule pour acquérir les moyens de production de la grande machine Hollywood. Le cynisme des Cohen ne m’empêchera pas de croire à cet idéal d’un cinéma et d’une organisation du travail plus horizontale.

 

S'il on veut créer encore faut-il trouver de quoi débuter avec un premier investissement...Soit, prenons l’argent là où il se trouve, avec Comancheria, Logan Lucky, Les Veuves, La Part des Anges ou Parasite qui n’hésitent pas à présenter le retournement de fortune forcée… comme justifié. Ne dit-on pas que voler un voleur ce n’est pas vraiment voler ? Il y aura toujours des moralistes comme Michael Bay pour rappeler les bonnes vieilles valeurs avec No pain No gain. Le prolo y est débile, incapable de former un plan qui tienne la route. Il serait donc condamné à ne pas sortir de la Loi et de sa condition matérielle. Puis si on peut en rire c’est encore mieux. Au tournant du millénaire, Dancer in the Dark remet les compteurs à zéro avec une scène de meurtre et d’exécution, la prolo y est victime et bourreau.

 

Contre un système aussi complexe que inégalitaire, où vol et violence échouent souvent, Ma Loute nous enjoint tout simple à manger les riches plutôt que de nous entre-dévorer entre classes moyennes et classes populaires. Après-tout, le gras c’est le goût.

 

Malheureusement, l’indignation guerrière des plus jeunes est souvent retournée contre eux. Dans Battle Royale ou Hunger Games, le sang neuf coule pour que le vieu système persiste. Diviser pour mieux régner, c’est aussi la méthode de contrôle social opérant dans Zootopie ou La planète des singes : Suprématie. Surmonter notre peur de la différence commence par se demander à qui elle sert.

 

Voyages en troisième classe

Peu à peu les classes sociales se confrontent à un constat : ici on est pauvre ET racisé. Dans La forme de l’eau les femmes de ménage sont hispaniques ou afro-américaines. L’Amérique peut compter sur ses premiers immigrés pour rappeler que l’histoire se répète. Gangs of New York, The Yards, Brooklyn Affairs ou Green Book décrivent l’ascension lente de cette immigration irlandaise catholique de la classe ouvrière à la classe moyenne, parfois en prenant de force ce que l’élite protestante conservait jalousement.

 

Avec cette femme noire qui sourit en pleurant, possédée par - et en lutte contre - une élite blanche impitoyable, Get Out montre le visage d’un conflit de classes qui s’est tellement construit sur la ségrégation, qu’il en devient indissociable. En France, j’ai vu La Lutte des classes comme le premier effort pour faire tomber le tabou qui se cache derrière la Laïcité qu’on brandit. Pas de statistiques ethniques nous dit-on, pourtant force est de constater qu’on a rien fait pour partager véritablement les ressources entre tous les citoyens.

 

The Florida Project, Divines ou Les Misérables parlent de ces quartiers où l’on a abandonné les plus pauvres. Pourtant ceux-ci sont divisés et n’ont pas forcément compris qu’ils ont des intérêts communs. Dans La Cité de Dieu ou Sicario la survie pousse paradoxalement à s’auto-détruire. Il faut une intrigue décérébrée comme celle de Banlieue 13 pour que l’ennemi commun apparaisse clairement comme cette élite prête à sacrifier les plus démunis.

 

Pour nous faire passer d’un monde à l’autre, District 9 joue la carte du déclassement brutal avec un employé de bureau qui se retrouve transformé en alien/immigrant. Cette peur de devenir encore plus misérable nous empêche d’être solidaire dans l'altérité, contre ceux qui se jouent de nos conditions matérielles.

 

Violences du déclassement

La peur d’une dégringolade dans l’échelle sociale contribue à ne pas remettre en question l’ordre établi. J’imagine plus vite ce que j’ai à perdre que ce que j’ai à gagner. Pourtant les mirages du libéralisme ont amené une bonne partie de la classe moyenne inférieure (au niveau du revenu on entend) à se retrouver démunis, sans qu’ils n’en prennent conscience. Ce sont les perdants de luttes passées ou ceux qui se sont repliés sur eux-mêmes, se coupant de toute communauté d’action.

 

Dans Shaun of the Dead le capitalisme a transformé les consommateurs des pavillons en zombis et j’ai du mal à voir autrement la vie triste de Paterson. Jim Jarmusch semble s’émerveiller de la routine de ce chauffeur de bus qui est aussi poète à ses heures, pourtant c’est le conte malheureux d’un déclassement à l’échelle d’une double-décennie. L’éducation ne permet plus l’ascension sociale depuis longtemps.

 

Le Vrai Lieu nous parle de poètes aussi à sa manière, marginaux qui cherchent un lieu où étancher leur soif de liberté. Aux tours de la Défense ils opposent leur casse-croûte franchouillard et leur éloge du “vrai” dans une errance périphérique. Plutôt que de lutter, ils ont tenté un exil impossible, un peu comme l’anti-héros de 99 Francs qui oppose au cauchemar publicitaire le fantasme des tropiques qu'on voit souvent sur Instagram aujourd'hui. C’est oublier que les habitants des-dits tropiques ont pris eux-aussi de plein fouet le libéralisme en y perdant encore plus que nous au jeu.

 

La fin d’un monde, la fin des mondes, avec Petit Paysan et l’impossible survie de ceux qui croient au travail. Il faut bien The Machinist pour nous rappeler l’existence fragile de cette classe dite ouvrière. Christian Bale, maladivement maigre et hallucinant, incarne le fantôme d’une industrie. Les usines se sont arrêtées mais les gens sont restés. Et s’ils ne sont pas forcément dans la misère matérielle, on les a laissé dans une misère intellectuelle. Dans Moi, Tonya, American Hero ou The Other Side, on nous ressort l’épouvantail du “white trash”, des loosers dont le capitalisme se demande quoi faire, alors que leur seule erreur est de n’avoir pas pu reprendre le job qu’on toujours connu leur famille.

 

La Loi du marché, Moi, Daniel Blake ou Jeune Femme c’est la fausse promesse d’un reclassement sans assurance chômage digne de ce nom qui éclate au grand jour, alors que Dallas Buyers Club montre que sans assurance maladie, le Sida revient à une condamnation à mort.

 

Les héros vieillissants sont priés eux-aussi de se trouver une nouvelle légitimité alors qu’ils sont épuisés. The Wrestler et Logan glorifient deux guerriers trop vieux pour leur combat, tandis que Time Out of Mind renvoie l’icône Richard Gere à une simple tache terne dans l’immense décor urbain de New York. On ne sait pas grand chose de son personnage, si ce n’est qu’il ne vivra pas longtemps aussi vieux à la rue.

 

Gran Torino est un peu le reflet inversé, avec ce papy grincheux aux valeurs old school qui finit par se sacrifier au nom de la tolérance et d’une certaine vision du multiculturalisme. Cet acte noble paraît bien fragile face à la montée de la haine. Donoma capte le moment de bascule où elle se banalise tandis que Chez Nous montre comment elle se trouve récupérée au profit de quelques uns.

 

3 Billboards reste ambigu sur la jouissance, et fait de cette même haine un spectacle gore anti-establishment et sa condamnation. Le Couperet, Kick-Ass, God Bless America ou Night Call partagent la fascination pour le déclassé qui jouit de l’hémoglobine. Qu’il se prenne pour un justicier ou pour un tueur en série, un opportuniste ou un voyeur, sa colère a été détournée par l’appel du sang. Il n’y a que You Were Never Really Here pour subvertir nos attentes et ne présenter aucune image directe de cette frénésie, sauf lorsqu’elle se retourne contre son personnage principal dans un suicide aussi fantasmé que gore.

 

Joker métabolise toutes ces trajectoires de déclassés, c’est le looser ultime, le “so white so trash” qu’il n’a plus de couleur. Sa vengeance personnelle nous parle car elle dit haut et fort que la violence est autant un acte personnel qu’une responsabilité collective. Joker n’a pas de revendication mais il porte toute la violence symbolique des inégalités sociales sur son visage.

 

Ascension sociale et mérite personnel

Peur du déclassement d’un côté, possibilité d’une ascension de l’autre… le cinéma participe à faire exister “les exceptions” qui légitiment la répartition des inégalités. C’est oublier que les grandes richesses sont peu acquises et souvent héritées. S’il on ne remet pas en cause cette réalité, c’est qu’il y a encore de quoi espérer devenir l’exception, du genre improbable comme dans À la recherche du bonheur. Si Will Smith y répète qu’on a “droit” au bonheur (sous entendu comme confort matériel), alors il y en a qui doivent en avoir plus droit que d’autres…

 

Slumdog Millionaire et Ah ! si j'étais riche jouent la carte du destin pour nous expliquer l’apparition spontanée de millionnaires, tout en rappelant béatement que “l’argent ne fait pas le bonheur”.

 

Joy est le parfait conte méritocratique car en prenant une entrepreneuse qui réussit grâce à une simple idée de produit de nettoyage, c’est tout le rêve américain qui brille de nouveau, auréolé d’un verni féministe de bon ton. Mémoires d'une geisha bien que parlant d’un japon médiéval, évoque assez bien la place qui est véritablement encore donnée par le monde à la femme : servante menacée et sexualisée. Si ascension sociale il y a, elle se paye.

 

Le Brio et Whiplash mette la figure du mentor au centre de ce marché, où le prix demandé est un effort incommensurable que les héritiers n’auront jamais à payer.

 

Un prophète et Django unchained montrent une ascension sociale/libération par le sang, mais la véritable violence symbolique est l’ensemble de codes et de valeurs que l’on doit adopter dans son nouveau rôle. Ainsi j’accède à un nouveau statut, mais qui suis-je si je dois me déguiser pour y parvenir ?

 

Faux mérite parfois, comme dans Le Fondateur, où MacDonald se bâtit sur un mensonge. Tout ce qui brille parle avec justesse de la pression à acquérir les signes extérieurs de richesse plutôt que de réussir une réelle ascension sociale. C’est une toute autre illusion que propose Ready Player One en laissant croire que l’accès à un savoir geek donnerait les clefs d’une fortune obtenue par le mérite, alors que ce sont les fans qui se font traire de leurs économies par le merchandising abusif.

 

Dans certains films, talent et effort se confondent, comme dans 8 Miles où les heures supplémentaires à l’usine servent de métaphore à l’artiste qui s’accroche. Limitless trouve l’idée d’effort “so has been” qu’il concentre toutes les études, apprentissages et aptitudes longuement acquises dans une pillule miracle… qu’on achète hors-de-prix ! Bonne métaphore pour un système qui permet aux plus riches d’assurer la meilleure éducation, la plus chère.

 

Roma raconte tendrement la lutte pour la survie d’une femme indigène broyée par la répartition inégalitaire des richesses au Mexique. Cette survie passe par sa capacité d’empathie, qui l’amène à risquer sa vie pour sauver celle de enfants de sa sévère patronne. Elle fera désormais “partie de la famille”, pour sa bienveillance sans faille. Cette ascension sociale est donc celle du coeur, mais qui a le mérite de ne pas coûter bien cher.

 

Diamant Noir, Match point et Toni Erdman feraient presque passer l’envie d’une ascension sociale, tant les origines modestes semblent difficiles à faire coexister avec le nouveau milieu professionnel ou familial. J’ai cru un temps aussi au mythe de la méritocratie, 20 ans de cinéma ne laissent pas beaucoup de traces mémorables d’une ascension réussie.

 

Riches idées et idées de riches

Les écarts de ressources sont tels, qu’on se demande comment l’accumulation infinie de richesses n’est pas moralement condamnée. Tomb Raider mêle affects et milliards dans une histoire père-fille, où refuser l’héritage serait une décision freudienne plus que civique. En tuant des méchants à l’autre bout du monde elle se donne le droit d’encaisser le gros chèque qui lui permettra de faire le deuil de papa.

 

Cinquante nuances de Grey et Crazy Rich Asians redonnent du swag aux gens riches. Mélanger argent et libido s’est faire un double croche-patte, l’un à la lutte des classes, l’autre au féminisme. Il y a un intérêt de classe à nous rendre désirable ce mode de vie, même s’il ne nous sera jamais accessible.

 

Intouchables et The Grand Budapest hotel partagent une fascination pour la richesse tout en étant à son service. On retrouve le prestige des majordomes des plus grands hôtels, la fierté des serveurs des restaurants les plus réputés. Si je ne peux être riche, que j’approche au moins ce monde pour en tirer un peu de mana.

 

Le Loup de Wall Street fait passer les hauts et bas de la bourse pour un grand Huit, dont le seul plaisir est le vertige des gains et des pertes. American Psycho, Margin Call ou The Big Short remettent un peu les choses en place : la finance est un monde de dingues, où la rationalité économique fait faire des choses insensées, et où l'Humanité disparaît là où l'argent s'accumule. Tout l'argent du monde, There will be blood, Gatsby le magnifique, La grande Bellezza … l’accumulation sans fin de richesses et le mode de vie associé sont vides de sens ; pourtant impossible de décrocher, comme si l’argent était la plus dégueulasse des drogues.

 

Lord of War et Sherlock Holmes : Jeu d'ombres présente l’appât du gain comme destructeur, engendrant jusqu’à la Grande Guerre. Alors avec tout ça, être riche peut provoquer un sentiment de culpabilité, qu’on pourrait avoir envie de régler par un grand excès de générosité comme dans The Square. Sauf que même cette générosité est un calcul puisque les dons reculent lorsque la fiscalité est moins intéressante.

 

En fait les riches s’en foutent de comment on les voit. Je garde de Cosmopolis cette image d’une limousine insonorisée qui fend la foule en colère, réunis par la fin du monde et la fin du mois.

 

Une double-décennie sûrement incomplète et subjective mais qui montre que le cinéma est le reflet de luttes d’images et d’imaginaires, certains orientées par le pouvoir de l’argent, d’autres en résistance, pas toujours où on le croirait. Les films ne sont pas de simples miroirs mais contribuent à façonner notre réalité sociale. En proposant des modèles, des critiques ou des allégories, cette centaine de films participe à un dialogue collectif permanent et leur pluralité rappellent qu’il existe plusieurs chemins possibles.

Cosmopolis de David Cronenberg
Cosmopolis de David Cronenberg

Filmographie

“Mad Marx”

Alita : Battle Angel (2019) de Roberto Rodriguez

Sorry to Bother You (2019) de Boots Riley

Parasite (2019) de Bong Joon-ho

En guerre (2018) de Stéphane Brizé

Au revoir là-haut (2017) de Albert Dupontel

Blade Runner : 2049 (2017) de Denis Villeneuve

La planète des singes: Suprématie (2017) de Matt Reeves

Logan Lucky (2017) de Steven Soderbergh

Ave, César ! (2016) de Ethan et Joel Coen

Ma Loute (2016) de Bruno Dumont

Zootopie (2016) de Byron Howard et Rich Moore

Mad Max: Fury Road (2015) de George Miller

High-Rise (2015) de Ben Wheatley

Michael Kohlhaas (2013) de Arnaud des Pallières

Snowpiercer, Le Transperceneige (2013) de Bong Joon-ho

Elysium (2013) de Neil Blomkamp

No pain no gain (2013) de Michael Bay

Hunger Games (2012) de Gary Ross

La Part des Anges (2012) de Ken Loach

Time Out (2011) de Andrew Niccol

Louise Michel (2008) de Gustave Kervern et Benoît Delépine

Quantum of Solace (2008) de Marc Forster

V pour Vendetta (2005) de James McTeigue

Battle Royale (2000) de Kinji Fukasaku

Dancer in the Dark (2000) de Lars Von Trier

Gladiator (2000) de Ridley Scott

 

Voyages en troisième classe

Les Misérables (2019) de Ladj Ly

Brooklyn Affairs (2019) de Edward Norton

La Lutte des classes (2018) de Michel Leclerc

Get Out (2017) de Jordan Peele

Green Book: Sur les routes du sud (2018) de Peter Farrelly

La forme de l'eau (2017) de Guillermo del Toro

The Florida Project (2017) de Sean Baker

Divines (2016) de Houda Benyamina

Sicario (2015) de Denis Villeneuve

District 9  (2009) de Neill Blomkamp

Banlieue 13 (2004) de Pierre Morel

Gangs of New York (2003) de Martin Scorsese

La Cité de Dieu (2002) de Fernando Meirelles et Katia Lund

The Yards (2000) de James Gray

 

Ascension sociale et mérite personnel

À couteaux tirés (2019) de Ryan Johnson

Les Veuves (2018) de Steve McQueen

Ready Player One (2018) de Steven Spielberg

Roma (2018) de Alfonso Cuarón

Le Brio (2017) de Yvan AttalDiamant Noir (2016) de Arthur Harari

Joy (2016) de David O. Russell

Le fondateur (2016) de John Lee Hancock

Toni Erdman (2016) de Maren Ade

Whiplash (2014) de Damien Chazelle

Django unchained (2012) un film de Quentin Tarantino

Limitless (2011) de Neil Burger

Tout ce qui brille (2010) de Géraldine Nakache et Hervé Mimran

Un prophète (2009) de Jacques Audiard

À la recherche du bonheur (2007) De Gabriele Muccino

Match point (2005) de Woody Allen

Mémoires d'une geisha (2005) de Rob Marshall

8 Mile (2002) de Curtis HansonAh ! si j'étais riche (2002) de Michel Munz

 

Violences du déclassement

Joker (2019) de Todd Philipps

3 Billboards: Les panneaux de la vengeance (2017) de Martin McDonagh

Chez Nous (2017) de Lucas Belvaux

Jeune Femme (2017) de Léonor Serraille

Logan (2017) de James Mangold

Moi, Tonya (2017) de Craig Gillespie

Petit Paysan (2017) de Hubert Charuel

You Were Never Really Here (2017) de Lynne Ramsay

Comancheria (2016) de David Mackenzie

Le Vrai Lieu (2016) de Aurélien Milhaud et Fabien Dovetto

Moi, Daniel Blake (2016) de Ken Loach

Paterson (2016) de Jim Jarmusch

The Other Side (2016) de Roberto Minervini

American Hero (2015) de Nick Love

La Loi du marché (2015) de Stéphane Brizé

Night call (2014) de Dan Gilroy

Time Out of Mind (2014) de Oren Moverman

Dallas Buyers Club (2013) de Jean-Marc Vallée

God Bless America (2012) de Bobcat Goldthwait

Donoma (2010) de Djinn Carrénard

Kick-Ass (2010) de Matthew Vaughn

Gran Torino (2008) de Clint Eastwood

The Wrestler (2008) de Darren Aronofsky

99 Francs (2007) de Jan Kounen

Le Couperet (2005) de Costa Gavras

Shaun of the Dead (2005) de Edgar Wright

The Machinist (2005) de Brad Anderson

 

Riches idées et idées de riches

Crazy Rich Asians (2018) de Jon M. Chu

Tomb Raider (2018) de Roar Uthaug

The Square (2017) de  Ruben Östlund

Tout l'argent du monde (2017) de Ridley Scott

Cinquante nuances de Grey (2015) de Sam Taylor-Johnson

The Big Short: Le casse du siècle (2015) de Adam McKay

The Grand Budapest hotel (2014) de Wes Anderson

Gatsby le magnifique (2013) de Baz Luhrmann

La grande Bellezza (2013) de Paolo Sorrentino

Le Loup de Wall Street (2013) de Martin Scorsese

Cosmopolis (2012) de David Cronenberg

Intouchables (2011) de Olivier Nakache et Éric Toledano

Margin Call (2011) J. C. Chandor

Sherlock Holmes : Jeu d'ombres (2011) de Guy Ritchie

Slumdog Millionaire (2009) De Danny Boyle

There will be blood (2007) de Paul Thomas Anderson

Lord of War (2005) de Andrew Niccol

American Psycho (2000) de Mary Harron



Œil pour œil : la police a encore frappé

Sociologie de la violence policière avec Les Misérables de Ladj Ly

 

édito du 24.11.2019

 

Au centre du film, l’œil d’un gamin enflé, après avoir reçu une balle de flashball à bout portant. L’image n’est pas sans rappeler les nombreuses mutilations dont ont soufferts les manifestants lors des revendications du mouvement “Gilets jaunes”. Malgré la fréquence de ces images chocs, le pouvoir exécutif ne cesse de répéter : ramasse ton œil, circule, y a rien à voir.

 

Ladj Ly fait bien de nous rappeler que ces violences, les banlieues les connaissent depuis bien longtemps. On aura du attendre que les Régions descendent les Champs pour que les médias s’en emparent, comment alors ne pas croire à un racisme structurel ?

 

Plus qu’une guerre en couleurs, Ladj Ly filme une lutte de classes, entre une police de banlieue très consciente de ses intérêts et prête à tout pour les défendre, et des voyous, religieux ou dealers qui tentent eux aussi par le rapport de force à s’imposer comme LA classe dominante. Le lion qui a disparu est aussi le symbole de cette position fantasmée en haut de ce qui est devenue une véritable chaîne alimentaire.

 

Comme dans une famille dysfonctionnelle où se crier dessus serait devenu la seule façon de se faire entendre, la police comme les autres classes usent et abusent de la violence pour marquer leur territoire ou renforcer leur identité. La police est filmée dans un cycle d’escalade permanente de la violence et semble complètement dépossédée de techniques, outils ou attitudes pour faire retomber cette violence. On ne parle donc plus d’individus, mais bien d’un système.

 

Cette violence systémique, Didier Fassin en parle très bien dans son enquête sociologique La force de l’ordre.

 

En immersion dans plusieurs voitures de la BAC en banlieue pendant plusieurs mois, il gagne peu à peu la confiance des policiers. Ceux-ci alors finissent par s’exprimer sans filtre, laissant poindre une forte propension au racisme ordinaire (injures, propos, gestes souvent déplacés à l’encontre de personnes racisées) et à la glorification de la violence (affiches de films de guerre au poste, écussons militaires en signe de ralliement sur les uniformes, fétichisation des armes, etc.).

 

Plutôt que de condamner les individus, Fassin s’intéresse à comprendre les mécanismes sociologiques derrière ces comportements. Il comprend entre autre que les décisions politiques prises durant les 20 dernières années ont un impact direct : culture du chiffre (multiplier les interpellations, quelqu’en soient les raisons), recrutement de policiers de provinces (qui n’ont vu la banlieue qu’au travers des reportages de TF1), fin de la police de proximité, etc. Ces décisions politiques exercent aussi une violence de système sur les policiers eux-mêmes, expliquant peut-être les dépressions et les suicides dans cette profession (on sait depuis Durkheim que Le Suicide est un phénomène tout aussi collectif qu’individuel).

 

Le regard de Ladj Ly c’est celui du drone de son personnage Buzz, qui filme de manière zénithale la situation s’envenimer. Il prend de la hauteur, tout comme le sociologue Fassin exposé à la violence relatée.

 

Emmanuel Macron lui, a récemment déclaré qu’il avait été "bouleversé" et qu’il avait sommé son gouvernement de "trouver des idées pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers". Peut-être a-t-il vu le film que d’un œil pour ne pas du tout évoquer la police de banlieue, qui semble avoir besoin d’une réforme de l’intérieur ?

 

On entend souvent de grandes condamnations médiatiques à l’encontre des actes de violence de la classe populaire (banlieue ou gilets jaunes récemment). Comme si c’était indécent d’être révolté. Pourtant c’est une double violence faîte à l’opprimé que de lui dire d’exprimer paisiblement sa colère. “Tends la joue” est une insulte lorsqu’on vous frappe.

 

LY, Ladj. Les Misérables. 2019

FASSIN, Didier. La force de l'ordre: Une anthropologie de la police des quartiers. 2011

MERKLEN, Denis. Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? 2013

DURKHEIM, Emile. Le Suicide. 1897



Tarantino a fait une overdose de méta

 

La quête de sens par-delà les références de Once upon a time… in Hollywood

 

édito du 14.08.2019

 

Once upon a time...in Hollywood (on va l’appeler Once) repose en grande partie sur la connaissance historique du spectateur des tragiques événements qui frappèrent Sharon Tate, Jay Sebring, Wojciech Frykowski, Abigail Folger et Steven Parent le 9 août 1969. Même si on entre dans la salle sans trop savoir les détails de l’affaire, on sait que des gens ont été tué cette nuit. A ceux qui iraient voir le film en “naïfs”, le réalisateur ne prend aucune peine à exposer les éléments qui conduiront à cette tragédie. D’un point de vue strictement scénaristique, le film comporte très peu de “set-up” (la cigarette trempée dans l’acide par ex.) et de “pay-off” (le calme de Brad Pitt plus tard). Causes et effets peuvent aller se faire voir et le suspense ne vient que de ce qu’on est sensé connaître de l’Histoire. Dès lors j’ai vécu le film comme une succession de moments destinés à nous évoquer des références, idoles et fétiches de Quentin Tarantino, dans l’attente d’une fin plus que déceptive. Plus que n’importe quel autre des films de Tarantino, Once est un méta-film, à ranger aux côtés de Ready Player One de Spielberg.

 

Les deux œuvres partagent une admiration/obsession sincère pour une culture populaire, à tel point que si je devais retirer cette couche de références, j’aurais bien du mal à raconter de quoi parle le film. Il n’y a pas de grande idée derrière toutes les citations, pas de thème, pas d’effort pour nous amener d’un point A à un point B. On nous vend un package d'hyperliens à des histoires précédentes.

 

Surtout j’ai l’impression d’avoir perdu les personnages, ceux que Tarantino avait jusqu’ici réussi à écrire tout en maintenant cette tension entre arc narratif et références. Car si l’auteur-réalisateur est en grande partie célébré pour ses dialogues, ce n’est pas du fait de simples phrases joliment écrites placées arbitrairement dans la bouche de mannequins vivants. Les personnages de Tarantino connaissaient jusqu’ici un changement, entre le début et la fin, qui me permettait de dire en sortant de la salle “ok ça valait bien 2H30 pour faire ce voyage” (et le prix du billet accessoirement). Ici j’ai bien du mal à ne pas ressentir l’impression d’avoir fait du sur-place, tant la pauvre Margot Robbie n’a pas un rôle à la mesure de son talent, sa plastique lui faisant encore la malédiction d’un personnage sans intérêt.

 

J’ai même l’impression que le seul élément narratif repose sur le titre, “il était une fois…” évoque un conte de fée dont le cinéaste ne respecte même pas la promesse, à savoir une histoire qui serait plus que la somme de ses événements. Comme si Once signifiait la fin des vraies histoires et que désormais on devrait se contenter de nostalgie.

 

Comment comprendre cette tendance lourde à tout référencer ? A-t-on vraiment fait le tour des histoires originales ? Qu’est-ce qui nous fait tant plaisir à coller en mode patchwork sans chercher à créer du sens de ces juxtapositions ?

 

Internet (en soit le plus grand méta-texte) et le plaisir nostalgique sont en soient des réponses valides, si on creuse un peu plus profondément on peut avoir aussi des indices sur la fonction que remplit cette tendance dans notre société.

 

“Si la société de consommation ne produit plus de mythe, c’est qu’elle est elle-même son propre mythe” écrivait Jean Baudrillard, dessinant ainsi une bien triste prophétie. Les œuvres culturelles n’ont plus besoin d’être le véhicule d’un sens (métaphorique, mythique, idéologique), seule l’acte de les consommer fait sens. Aussi il est devenu plus important de dire “qu’on a vu le dernier Tarantino” plutôt que d’être capable d’en dire quelque chose. Ceux qui pourront citer les films auxquels fait référence Tarantino gagneront un crédit social supplémentaire, car l’aperçu de leurs connaissances factuelles laissera croire qu’un sens caché serait à portée de main, sous la condition explicite d’une interprétation par ces gardiens du temple. Là on arrive au paradoxe où en vendant une culture dite “populaire” on recrée une forme d’élitisme.

Tarantino se place en exégèse, historicise sa relation au cinéma, mais tout méta-texte n’est pas pour autant créateur d’un sens nouveau. C’est la même posture qui me dérange lorsque les fans de Star Wars descendent l’épisode VIII The Last Jedi sous prétexte de ne pas assez s’inscrire dans la continuité des œuvres précédentes. Le film leur apparaît moins bien non pas à cause de ses qualités intrinsèques, mais parce qu’il ne contribue pas à leur dose de clins d’œils qui leur permettront de gloser sur leurs connaissances du canon. Les geeks sont devenus les prêtres de notre nouvelle religion, celle d’une pop culture qu’il convient de défendre, quitte à montrer les dents devant une adaptation pas assez “fidèle.”

 

Sauf que l’abondance de références ne permet pas d’accéder à un sens qui serait plus que la somme de ses parties. Savoir qui était Sergio Corbucci ne vous permet pas d’accéder à une signification cachée. Le film n’a pas d’autre message que d’être un rituel visant à consommer des références et des icônes, et devenir par là-même une référence à venir (dans des conversations, sur Internet, dans la biographie de l’auteur, etc.) pour nourrir l’icône qu’est devenue Tarantino. D’ailleurs on nous vend “le neuvième film de Tarantino” et pas une histoire, ce qui veut dire que l’emballage vaut plus que le contenu, qui est un mélange d’hyperliens très anciens et plus récents.

 

Le cinéma comme Art est à un tournant, car il prend la même voie que l’Art plastique, de plus en plus uniquement accessibles à ceux qui maîtrisent les références. Difficile de s’extasier dans un musée devant une œuvre d’un artiste contemporain, sans savoir “à quoi il fait référence”, quelles sont les autres œuvres qu’il cite ou dont il se moque. Once c’est un peu l’urinoir de Duchamp ou Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Je me doute que c’est pas complètement con, mais sans les spécialistes de l’Histoire de l’Art pour me l’expliquer, ça me fait ni chaud ni froid. Il n’y a pas si longtemps, une œuvre pouvait provoquer un sentiment en soi, sans avoir besoin de notice explicative. Voir les peintures rupestres de Lascaux nous fait toujours un effet, même si la signification sociale et historique nous échappe. Typiquement c’est un Art dont les références nous échappent, et c’est peut être ce qui manque - le mystère - qui nous permet un voyage émotionnel.

 

Pour Edgar Morin, le sentiment esthétique - que nous pouvons ressentir devant une œuvre d’Art - s’apparente à un état second (transe, extase, possession). Quelque chose d’original nous saisit et prend possession de nous, dans une demi-transe qui nous permet de nous oublier. Pour nous transformer, on attend de l’artiste d’être un chaman qui nous connecte avec une vérité autrement inaccessible à nos sens, qu’il traduise pour nous ce qu’il a expérimenté : une vision. Autrefois Tarantino se servait de sa connaissance encyclopédique du cinéma pour venir piocher des images-clés qui pouvaient nous amener émotionnellement à vivre une catharsis. Nous sortions changés de ses films. Il n’a jamais été autant dans son rôle de chaman qu’en opérant magiquement la mort symbolique du nazisme (Unglorious Bastards) et de l’esclavagisme (Django Unchained). Aujourd’hui il se contente de sortir des vieux films d’une cinémathèque infinie, par habitude, sans que leur ordre importe. Plutôt que d’opérer un rituel il se contente d’une cérémonie. Le chaman est devenu un prêtre.

 

Regarder un film c’est s’autoriser à donner crédit à la représentation du réel et parfois certaines de ces représentations s’inscrivent durablement dans notre psychisme comme des références. En faisant un film sur des références, Tarantino opère un tour de passe-passe visant à rendre plus légitime ce qui le relie au réel. Cette fétichisation des références comme un but en soi semble bien le nouveau grand récit auquel on nous propose de nous raccrocher.

 

Nous vivons dans un monde peuplé de fake-news, climato-sceptiques et platistes en tout genre. Nous sommes persuadés que tout grand récit (politique, économique, religieux) est suspect. On nous encourage à vérifier les sources, à recouper les informations, à se faire sa propre opinion. La vigilance constante vis-à-vis des grands récits crée un stress. L’approche “méta” apporte du coup une forme de soulagement. En ne portant pas notre attention sur la compréhension fine d’un contenu original mais sur l’acquisition de références, nous avons l’illusion de maîtriser les fluctuations chaotiques du monde. Comme antidépresseurs à l’incertitude on nous vend la certitude que “ceci” (placer votre objet culturel monétisable de votre choix) contient “pleins de références”. Mais "référence" ne vaut pas "sens".

 

Pendant que nous creusons les obscurs références du neuvième film de Tarantino, nous avons l’impression d’être immergé dans un film-univers, quelque chose d’à la fois vaste mais qui pourrait à force d’étude et de patience être compris. Tarantino encourage à la consommation d’un pan très précis de la culture marketée comme populaire, en mode poupée-russe. Il y a un vertige, divertissant, mais c’est un piège, car on nous donne seulement l’illusion de la complexité. Le monde réel - et l’imaginaire qui s’en nourrit - sont bien plus riches que la juxtaposition d’icônes du passé et du présent qu’on nous propose de consommer.

 

Que faire alors si les algorithmes nous proposent sans cesse des variantes de nos premiers choix ? Sommes-nous condamnés à remonter de référence en symbole jusqu'à retrouver une vérité initiale ?

 

La liberté retrouvée peut venir de notre regard. Décider activement de voir d’autres contenus que ceux destinés à nous entourer dans un brouillard de références, tout simplement en flânant dans des lieux physiques où les films, CD, BD et livres sont rangés véritablement aléatoirement. Sans référence, sans hyperlien. On peut étendre cette liberté de regard à la rue, à la nature, aux autres. Surtout on a plus besoin que jamais d’œuvres spontanées, d’artistes qui s’autorisent à créer d’après une intuition ou une idée originale, sans vouloir s’inscrire à tout prix sur le marché des références.

 

 

TARANTINO, Quentin. Once upon a time... in Hollywood. 2019

 

SPIELBERG, Steven. Ready Player One. 2018

 

JOHNSON, Rian. Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi. 2017

 

MORIN, Edgar. Sur l’esthétique. 2016

 

BAUDRILLARD, Jean. La Société de consommation. 1970

 

BORGES, Luis. La Bibliothèque de Babel. 1941

 

MALEVITCH, Kasimir. Composition suprématiste : carré blanc sur fond blanc. 1918

 

DUCHAMP, Marcel. Fontaine. 1917

Margot Robbie est Sharon Tate dans "Il était une fois... à Hollywood !" de Quentin Tarantino
Margot Robbie est Sharon Tate dans "Il était une fois... à Hollywood !" de Quentin Tarantino

Alita : Barbie badass et dysmorphophobique

Un nouveau modèle pour les adolescentes ?

Edito du 24.02.2019

 

“Alita: Battle Angel" présente un rapport au corp étrange : chaque individu se fait démembrer et recomposer à l’infini, afin d’optimiser ses capacités physiques, sans jamais montrer aucun effet psychologique de ce corps étranger fusionné à son esprit. Alita est une cyborg venue d’une époque passée où les technologies étaient encore plus avancées, elle est naturellement dotée d’aptitudes la mettant au-dessus de n’importe quel homme-machine du film. Le premier trouble vient lorsque Alita se réveille amnésique, ramenée à la vie par le Dr Gepetto (pardon “Ido”) Christoph Waltz, et qu’elle ne montre aucune difficulté à s’adapter à son nouveau corps. Se regardant dans un miroir, elle est immédiatement satisfaite de son image.

 

Tout au long du film, Alita n’a aucune courbe d’apprentissage dans ses compétences, non plus dans sa relation à son corps. Elle est une sorte de petite fille naïve qui grandit très vite en éprouvant les émotions basiques du développement humain. Sa technique de combat, elle ne le tire que de son corp super évolué (dont elle changera d’ailleurs sans problème en cours de route une seconde fois) et non d’épreuves qu’elle pourrait avoir à surmonter. Son côté “badass” est donc amoindri par sa programmation. Ses succès martiaux elle ne les doit qu’à la prouesse technologique, et non à ses efforts.

 

Ce corps, elle devra l’upgrader pour recevoir enfin la caresse du jeune homme envers lequel elle est attirée depuis le début du film. Son nouveau corps est plus allongé, avec des plus gros boobs, mais toujours cette taille d’anorexique qu’on imagine mal associée avec les prouesses physiques dont Alita est capable. A ce moment du film, les nano-particules du corps d’Alita peuvent s’adapter nous dit-on au subconscient de son hôte, soit apparemment l’image d’un top-modèle qui pourrait défiler pour Gucci, mais capable de prouesses athlétiques, sans être dotée pourtant de la musculature ou l’ossature adaptées.

 

Alita est aussi dotée de yeux grotesquement énormes, dérivés de l’esthétique horrible des avatars de “Ready Player One”. Je n’ai pas lu Gunnm, le manga dont est adapté Alita, mais dans la version papier les yeux de l'héroïne ne semble pas plus gros que ceux des autres personnages. On garde l’image d’une tête d’enfant sur un corps de jeune femme mal nourrie.Peu est dit sur ce que peuvent vivre comme calvaire les autres cyborgs moins évolués, car Alita semble la seule à pouvoir ressentir une caresse sur sa peau. Le non-dit derrière est évidemment la sexualité, totalement évacuée du film. Étant pourtant une histoire du passage à l’âge adulte, dont la romance homme-femme est le pivot essentiel du récit, la sexualité ne dépasse pas le stade de la superficielle admiration pour des corps parfaits (y compris les abdos du jeune premier “Hugo” Keean Johnson) et un premier baiser très chaste. On y voit en miroir les millions d’adolescent.e.s qui cherchent la reconnaissance permanente sur les réseaux sociaux par des photos autocentrées, où le corps est toujours le sujet, mais toujours tourné vers un idéal de beauté froid et désincarné.

 

Ce miroir où Alita se regarde au-début, elle le touche aussi, comme si elle devait s’assurer de la réalité de cette image trop parfaite qu’elle y voit. Alita ne mange que par plaisir, réclamant du chocolat lorsqu’on lui sert des légumes. Mais Alita n’a pas de problèmes de poids ou de diabète apparemment.

 

Si je dois élever une petite fille qui pourrait jouer avec des poupées Alita, j’aurais bien du mal à lui expliquer ce qu’il y a de bien, et ce qu’il y a de moins bien dans ce modèle. Certes Alita est badass, fout la raclée à qui elle veut. En même temps elle est totalement dépendante du code, informatique et social, implanté en elle qui lui enlève tout libre arbitre pour se choisir un destin. Alita ne remet jamais en cause les règles qui gouvernent le monde dans lequel elle est revenue à la vie, c’est au contraire pour vouloir jouer selon ces règles qu’elle est repérée puis traquée. Alita n’est pas une femme forte et indépendant, c’est un gentil soldat qui poursuit sa mission 300 ans après la disparition de son royaume. Un désir qu’elle n’a jamais idée de remettre en question et qui l’enfonce un peu plus dans la voie sans retour du guerrier. D’Alita on garde moins qu’un corps, une armure à l’apparence d’un mannequin, une coquille vide qu’on peine bien à habiter. Un modèle finalement assez peu enviable.

"Alita : Battle Angel" de Robert Rodriguez
"Alita : Battle Angel" de Robert Rodriguez

La caméra libre de Van Gogh

Dépasser le plafond de verre du réalisme au cinéma

édito du 18.02.2019

 

Les plans vifs et saccadés du réalisateur Julian Schnabel sont comme les coups de pinceau de son Van Gogh. Cadres renversés, nerveux, à rebours des mouvements de son acteur William Dafoe. Parfois la caméra semble être totalement libre et flotte en pleine nature avant de se poser arbitrairement devant un rayon de soleil. Schnabel rompt avec toute convention réaliste, plaçant parfois un prisme devant l’objectif pour dévier la lumière, déformant les objets, visages et paysages que le peintre essaie de traverser. Un plan subitement en infrarouge nous plonge dans la matérialité de la peinture et des arbres qui lui font face. On voit ce qui vibre dans la couleur, et pourtant il n’y en a plus. En pleine course le cadreur change d’un monochrome bleuté à un autre doré. Ce n’est pas l’erreur d’un mauvais JRI sur BFM, mais bien un manifeste artistique fort.

 

Aujourd’hui on encense Fincher pour ses centaines de prises permettant d’épouser parfaitement le mouvement de ses acteurs avec celui de la caméra. Chaque année de nouveaux objectifs se vendent sur la promesse d’une toujours plus grande perfection optique, les productions rivalisent en “K” (4K, 8K) sur la résolution des films ou certains comme Nolan ou Soderbergh se battent sur “l’effet de réalisme” au cinéma à coup de pellicule 70mm ou capteur i-Phone. Peter Jackson tourne en 48 images par seconde ? Ang Lee fait du 200 sur un film sans ralenti. Il y aurait une image plus vraie que vraie qui, une fois atteinte, nous fascinerait tous comme par magie. 

 

L'obsession pour le réalisme pousse l’écriture qu’est la mise en scène à une position de retrait. On cherche à faire oublier la caméra, on s’excuse presque de signer une composition de cadre originale. Résultat, tous les films finissent par se ressembler visuellement et les spectateurs n’y voient que des réceptacles pour des histoires, où la moindre incohérence scénaristique devient un scandale. Peut-être par sa facilité à traduire ce qu’on voit, le cinéma s’est développé plus largement dans sa branche réaliste, mais formellement cela débouche aujourd’hui sur une impasse ; le plafond de verre de nos écrans froids. Sommes-nous condamnés à ces conventions ?

 

Cet obsession pour le réalisme pictural peut se comparer à l’académisme pompier des tableaux pré-impressionnistes du XIXème siècle. La peinture, n’étant pas encore trop inquiétée par l’art naissant de la photographie, cherchait un effet d’hyper-réalisme, poussant les innovations techniques de la Renaissance tout en recyclant ses motifs mythologiques.A la galerie des Indépendants, Gauguin et Van Gogh proposent, non sans choquer le bourgeois comme l’ouvrier, un autre rapport à “la réalité.” Deux peintres devant le même paysage n’y verront pas la même émotion, alors autant peindre ce qu’on ressent plutôt que de s’enfermer dans des conventions. Canal d’une réalité mystérieuse, l’artiste se fait mystique.

 

La caméra de Schnabel est libre, mais elle n’est pas pour autant dénuée de sens. Tourmentant le peintre, qui ploie sous le ciel comme il crie contre cette présence invisible, la caméra est peut-être une de ces âmes dont parle ce Van Gogh.

 

Pas encore nées, placées au-delà de nos conventions que nous appelons réalité.

At Eternity's Gate de Julian Schnabel (2018)
At Eternity's Gate de Julian Schnabel (2018)

Pourquoi j'ai vu la seule version de Avengers : Infinity War qui compte ?

Édito du 08.05.2018

 

Jetés dans une grande bataille finale, nos héros sont sur le point de tout perdre face à l'incarnation ultime de leur antagoniste faustien, dont la tragédie personnelle s'apprête à embraser le cosmos. Un personnage masqué de noir, que la foule adule, disparaît. Fin choquante pour une idole à peine couronnée.

 

Puis le film s'arrête. Écran blanc.

 

Et la coupe est sèche, mais juste, dans le même tempo que le reste du film, de quoi nous faire ressentir la déchirure qu'est la perte d'un proche. Alors que dans la salle illuminée, après de très longues secondes de sidération collective, quelques rires gênés fusent, je caresse l'idée que la coupure puisse être intentionnelle. Après tout, le réalisateur du dernier Star Wars n'a-t-il pas consciemment coupé le son dans une scène ? Pourquoi ne pas couper le film entier ?

 

Les motivations de Thanos, les événements du film comme les répercussions sur des personnages déjà éprouvés, avaient jusqu'à cette coupe brutale, d'ores et déjà installés Infinity War comme une étrangeté nihiliste dans le divertissement de masse. De quoi faire cogiter ceux venus pour le spectacle. Le temps s'étire et le film ne revient toujours pas, la salle bruisse de conjectures, certaines personnes quittent la salle. "Et si la même chose était arrivée à chaque séance sur demande express des réalisateurs/producteurs ?" Pour un film qui tourne autour du thème du sacrifice, exiger de ses fans d'imaginer patienter un an sans véritable final ou scène post-générique apparaît comme LE méta-clin-d’œil qui serait la dernière évolution de toute la franchise.

 

Un doute m'assaille... Marvel/Disney ferait-il du Jean-Luc Godard ?

 

En termes de pur montage, c'était parfait. Ça ne peut donc pas être... un hasard, non ? Si ?

 

Enfin un salarié du cinéma déclare que le courant a sauté dans toute une partie des Halles. Déception, ce n'était même pas l’œuvre d'un projectionniste avant-gardiste soucieux de mettre en scène la thèse de cinéma qu'il ne soutiendrait jamais. Sauf que le film reprend 20mn avant la coupe fatidique, faisant écho à cette étrange aptitude que partagent Dr Strange et le cinéma, de modeler le temps à leur guise. Le sorcier nous avait dit, quelques minutes avant, avoir exploré les millions de futurs alternatifs, qui tous sauf un les conduiraient au néant. Le film reprend le même combat, comme s'il avait le hoquet. Puis vient le dernier sacrifice d'un couple amoureux, dont à la première Vision nous avions cru qu'il soit utile. A tort. Ce que nous avions vécu comme un drame surprenant, nous le revoyons maintenant comme une tragédie pathétique. A cause de la coupe accidentelle de la projection, nous contemplons une seconde fois le temps revenir en arrière pour briser cet espoir que leur sacrifice puisse avoir un sens. La deuxième fois, Thanos ne se sert ni mieux ni moins bien de ses pouvoirs, mais la répétition exacte de ses actes leur donne une portée encore plus fataliste.

 

Le film reprend l'histoire où il l'avait laissé, emportant son cortège de héros dans son macabre sillage. En sortant de la salle, j'écoutais les spectateurs regretter la disparition de tel ou tel personnage, espérant pour certain que ce ne soit pas vrai. Ils ne parlaient pas de la coupe, mais seulement du vide que les personnages inventés avaient crées en osant quitter leur imaginaire après l'avoir si longtemps habités. Ils sont retournés poussière comme s'ils n'avaient jamais existé, qu'ils soient apparu il y a 18 ans ou il y a quelques mois. Aucune logique ne semble donner sens au mystère des disparus et de ceux qui leurs survivent. S'il on dit que lorsqu'un être cher vous manque, la Terre est dépeuplée, Infinity War porte cette maxime à toute la pop culture, que Marvel a largement dominé depuis 20 ans. L'anti-madeleine de Proust (Ready Player One). C'était le pari financier et artistique. Par contre, les ruminations mélancoliques que les 10mn d'écran blanc m'avaient données, m'appartiennent. A y repenser, que la coupe soit totalement du au hasard plutôt qu'à un choix artistique, la rend encore plus forte, aussi absurde qu'un claquement de doigt de Thanos. J'ai fait partie des 200 personnes qui ont eu l'immense privilège de voir un film dont l'accident de projection parfaitement aléatoire renforçait le message porté par le scénario et la réalisation. A en croire les remarques au moment de l'incident, beaucoup dans la salle n'ont pas apprécié cette apocalypse (au sens de déchirement du voile, de révélation, plus que de fin du monde).

 

Même si j'étais le seul à avoir ainsi divagué, je vois dans ces lignes la fabuleuse capacité qui nous pousse à échafauder du sens dans les œuvres d'art ou les livres sacrés. Le cinéma reste ce lieu formidable où la coupure entre deux images, ou l'écran blanc entre deux films, est un espace-temps infini qui démultiplie l'expérience de chaque œuvre par rapport à chaque spectateur. J'ai sans doute vu dans Infinity War plus que ses créateurs n'y avaient intentionnellement mis, à moins que ce ne soit le clin d’œil d'un(e) (i)mage par delà le vide. A cause de sa magnifique révélation accidentelle, cette version est donc celle qui compte le plus... pour moi.

Avengers : Infinity War de Anthony Russo et Joe Russo
Avengers : Infinity War de Anthony Russo et Joe Russo

Peut-on vraiment vouloir "tout l'argent du monde" ?

Edito du 14/01/2018

 

Sous les péripéties du dernier film de Ridley Scott surnage une question étrange pour un réalisateur habitué à des films de plus en plus chers : peut-on vraiment vouloir autant d’argent pour soi ? Le bon sens voudrait qu’une fois devenu riche, nos soucis s'envoleraient… Il serait alors (enfin) temps de penser à ceux qui nous entourent. Ce petit conte du “d’abord moi, les autres après”, n’arrive de fait jamais. On se retrouve à devoir épargner ou dépenser, toujours pour de “bonnes raisons”. Ces “raisons”, ce sont celles de l’homme rationnel décrit par les économistes très classiques ou les sociologues très individualistes. C’est un peu le fondement de notre société moderne, mais bon, on est de plus en plus à penser qu’on en crève.

 

Là où le film de l’ami Ridley me fait cogiter, c’est quand il fait dire à Mark Wahlberg, que sous cette accumulation de richesse on peut deviner la compensation de ce qui a toujours manqué… La reconnaissance, l’amour, la famille… Bref, un milliardaire compulsif vu comme un artiste sublimant une frustration. Si ce n’est que l’artiste essaye de donner quelque chose au monde, le milliardaire ne fait que accumuler.

S’il n’avait pas été contraint par le sacro-saint “inspiré d’une histoire vraie”, Ridley n’aurait sans doute pas résisté à laisser traîner un “Rosebud” par-ci par-là, nous rappelant que cette figure démesurée est une des réincarnations du Citizen Kane de Welles.

 

Dans “Kane”, comme dans “Tout l’argent du monde”, les richesses servent à se passer des humains, jugés trop inconsistants. Il est séduisant de voir ces milliardaires comme des hackers géniaux ayant “cassé le code” des règles de leur société, afin d’en exploiter jusqu’à la moindre des ressources. Ce serait oublier que par leur comportement, ces individus se sont en fait mis à la marge de cette société. Ils ont oublié jusqu’au fondement de l’échange humain, à savoir que l’échange, même marchand, est une excuse pour créer du lien social.

En sortant de la projection de Tout l'argent du monde, je ne pouvais pas m’empêcher de repenser avec tendresse à un épisode de Community. Le cynique Jeff refusait de succomber à la coutume des cadeaux de Noël, prétextant que donner créer une obligation. Ce à quoi répondait la candide Annie, que “l’obligation, c’est le (véritable) cadeau”.

Quand j’ai écrit, puis réalisé, “à découvert”, je me suis posé toutes ces questions. Si cela résonne en vous, vous pouvez soutenir le film sur cette page Leetchi.com: https://www.leetchi.com/c/artesano-films

 

… ou simplement le regarder sur la même page sans rien en échange, car il faut l’avouer nous avons déjà eu beaucoup de plaisir à le faire. En fait oui, donner c’est aussi un plaisir égoïste

Édito du 22/05/2017

Chaque lumière qui s'éteint est une tragédie.

La lampe dans Le miroir de Tarkovski.

 

A chaque fois qu'une ampoule éclate sur un tournage, une ou deux secondes de flottement précèdent toute expression de lassitude ou d'énervement. Les personnes sur place sentent qu'il se joue là quelque chose de plus grave, que la contrariété engendrée par cet incident.

 

Andreï Tarkovski dans son film Le miroir (1975), met en scène l'extinction d'une lampe à pétrole. Je ne prétendrai pas expliquer ce film tant il échappe à ma compréhension intellectuelle. Mais à un niveau sensitif, plusieurs séquences m'ont sorti de ma torpeur. Celle de la lampe, bien qu'elle soit apparemment moins "virtuose" que d'autres dans le film (en termes de mouvement de caméra) n'en est pas moins troublante.

Le Miroir mélange des séquences en noir et blanc et d'autres en couleurs.
Le Miroir mélange des séquences en noir et blanc et d'autres en couleurs.

Un petit garçon est amené par sa mère chez une lointaine voisine. L'enfant est peut-être Tarkovski, ou pas, mais l'aura d'un souvenir enveloppe la séquence. On ne sait pas ce que les deux femmes s'apprêtent à faire derrière la porte où elles entrent seules. La mine de la mère est grave, on se prête à imaginer qu'il s'agisse d'un avortement.

 

Le petit garçon se regarde dans le miroir qui occupe une bonne partie du mur de la salle. Il semble perturbé par ce qu'il y voit. A première vue, on croirait qu'entre les plans, le directeur de la photographie Georgi Rerberg s'est trompé dans la continuité. Le visage de l'enfant n'est pas éclairé de la même façon. Puis le montage permet d'identifier une source de lumière oscillante. Enfin, la caméra se rapproche d'une lampe à pétrole qui s'éteint et se rallume, jusqu'à s'arrêter sur son extinction définitive.

Le Miroir (en russe : Зеркало) est le quatrième long métrage d'Andreï Tarkovski, sorti en 1975.
Le Miroir (en russe : Зеркало) est le quatrième long métrage d'Andreï Tarkovski, sorti en 1975.

Dernièrement en sortant du métro parisien, je constatai que les lampadaires de tout le quartier de la place Monge s'étaient éteints. Seuls demeuraient la lueur du ciel chargé de nuages et l'éclat des terrasses de cafés. La nuit n'était plus cette enveloppe de lumière froide. Ma main avait désormais un côté bleu et un côté jaune, selon que je la tourne vers le ciel ou vers la terre.

 

Nous vivons une époque où les lumières omniprésentes nous font parfois oublier leur valeur. Il nous faut des occasions spéciales pour nous sortir de cette illusion que l'éclairage, comme notre civilisation ou notre vie, sont immortels.

 

A cet instant, je cru bien saisir toute la tragédie de la lampe à pétrole. On aura beau la recharger le lendemain, ou changer l'ampoule de nos projecteurs, un jour il n'y aura plus qu'une seule et unique lumière... puis, plus rien.

 

Cette lampe, elle se trouvait déjà parfaitement brillante dans le coin supérieur droit du premier plan de la séquence. Maintenant qu'elle a disparu, quelque chose nous manque. Bien sûr, on pourra toujours remplir de nouveau de pétrole celle-ci, ou changer les ampoules de nos projecteurs. Mais Tarkovski nous rappelle qu'une lampe qui s'éteint est à chaque fois une tragédie. Remplacée, son éclat ne sera pas tout à fait le même. Cette lumière a vécu, elle était unique.

 

Il n'y aura sans doute plus aucun humain pour témoigner de l'extinction de la dernière lumière. Pour autant, cela ne nous empêche pas d'en repousser l'échéance le plus longtemps possible.

Chaque lumière qui s'éteint est une tragédie, mais elle n'est pour autant pas dénuée de sens : elle donne à toutes les autres qui s'allument une aura magique et sacrée.

 

Édito du 19/02/2017

Nos vies ne prennent sens que par les histoires qu'on se raconte.

Comment Blade Runner peut nous aider à survivre à l'économie de l'attention ?

Des souvenirs confus de l'enfance aux voyages les plus extraordinaires, chaque existence aussi intense soit-elle finit par s'estomper. Les dessins tracés dans le sable sont emportés par la marée. Les initiales des amoureux gravées sur les arbres sont recouvertes par l'écorce.

Image tirée de Blade Runner
Image tirée de Blade Runner
Image tirée de Blade Runner de Ridley Scott
Image tirée de Blade Runner de Ridley Scott

 

Les milliards de selfies et de statuts facebook postés chaque jour n'y changeront rien. On sait à peine qui était Shakespeare quatre siècles après. Alors vous ou moi...


Déprimant ? Non, plutôt libérateur en fait.

 

Plus virales que n'importe quelle vidéo youtube oubliée l'année suivante, les histoires ont la vie dure. Je parle de celles qui valent la peine d'être racontées. A ce statut peuvent prétendre les modestes blagues, comme les grandes épopées.

 

Aussi singuliers sommes-nous, c'est comme si l'essentiel était ailleurs. Notre égo fait son temps, puis disparaît. Pas grave, notre petite personne a contribué à colporter de grandes et de petites histoires. Parfois on en crée de nouvelles. Parfois on en retrouve d'anciennes. Qui sait, on est peut-être, sans le savoir, le personnage d'une histoire racontée par quelqu'un d'autre. Si c'est le cas, ça ne devrait pas être une obsession...

La fascination pour les biopics est sans doute la réponse maladroite de notre époque au vide existentiel qu'ont créé les réseaux sociaux. En exposant notre vie on entretient le doux rêve qu'un jour elle prenne sens, grâce au récit d'un biographe en devenir. La triste vérité c'est que toutes les vies ne méritent pas d'être racontées. Pas entièrement du moins. Par contre, nous avons tous vécu des moments qui valent la peine.

Image tirée de Blade Runner
Image tirée de Blade Runner

Ces instants-là sont précieux et nous devrions leur accorder toute notre attention, les sublimer grâce à des récits extraordinaires. En lieu et place, nous nous dispersons : photos de plats, selfies aux sourires crispés ou commentaires des commentaires d'un youtubeur qui commente n'importe quoi... Nous créons pour ne rien dire, comme si TOUT avait du sens. Nous contribuons à un monde où rien n'est vraiment important. Tout se vaut, donc rien n'a de la valeur. Y compris nos vies.

 

Un peu moins de 10 ans après la sortie de la version "final cut", Blade Runner continue de me hanter. Tourné en 1982, le film résonne terriblement avec le vertige de notre époque. Sur le toit d'un immeuble délabré, surplombant une foule anonyme et sur le point de tomber, Deckard (Harrison Ford) est bien peu de chose. Le répliquant Rutger Hauer, force implacable, le toise.

 

"Quelle sensationnelle expérience de vivre dans la peur ? C'est cela être esclave..." assène le robot à Harrison Ford. Ne sommes-nous pas aussi esclaves de la même façon ? L'idée que notre existence soit vide de sens est à la fois ce qui nous terrifie et ce qui nous donne l'adrénaline nécessaire à cette course en avant : produire du contenu sans arrêt, qu'elle qu'en soit la valeur intrinsèque.

 

La machine décide de sauver Deckard, et ainsi de mettre de côté sa quête personnelle pour prolonger sa vie. Par ce geste, et la conscience de ce qu'il représente, le parfait automate accède de fait à l'immortalité. Il n'a vécu que quatre années, mais fut témoin de spectacles grandioses et traversa le cosmos comme un poète. La machine sait que tout cela n'aurait aucune valeur s'il ne restait plus personne pour entendre son histoire. Il sauve donc l'homme qu'il hait (Deckard) pour en faire l'unique spectateur de sa courte mais intense vie.

Blade Runner, de Ridley Scott ("final cut edition" du 5 octobre 2007)

35 ans après le tournage de cette scène, le robot blond bodybuildé esquisse une voie pour naviguer dans la fameuse "économie de l'attention" qui définit notre époque. Cet environnement digital, qu'on pourrait résumer par la recherche frénétique du plus grands nombres de paires d'yeux (eye balls en anglais), est un puits sans fond.


Il y a aura toujours une vidéo de chats qui fera X millions de vues de plus que votre sketch débile, il y aura encore un autre format de vloging plus catchy, un compte Instagram avec plus de followers, etc.

 

C'est justement parce que les occasions de raconter n'importe quoi sont innombrables, qu'on devrait se restreindre à ces quelques moments qui valent la peine. Ne pas abuser du temps d'autrui en participant à cette hystérie collective de la production de contenus à tout prix. Se faire l'écho d'histoires plus grandes que soi, au lieu de se mettre en scène.

 

Raconter l'essentiel, sous peine qu'il ne disparaisse, comme les "larmes sous la pluie".


Édito du 01/10/2016

Un réalisateur, pour quoi faire ? (ou la réponse à cette rumeur : "aujourd'hui, tout le monde sait filmer")

Impossible d'y échapper. Réseaux sociaux et démultiplication des écrans nous plongent dans un océan d'images. Toutes filtrées, automatisées, dupliquées dans un soucis d'originalité mais tendant systématiquement à la reproduction de clichés et de stéréotypes. De Pinterest aux comptes Instagram en passant par les milliards de selfie pris chaque jour, tout le monde produit des images, mais peu savent encore regarder. (voir à ce propos le clip fabuleux du groupe Hiérophante).

 

Regarder est un apprentissage. Qui prend du temps. Beaucoup de temps. Probablement qu'on ne cesse jamais d'apprendre une fois qu'on a compris qu'un visage, un objet ou un lieu racontent des histoires totalement différentes sous tel angle, avec telle lumière, monté avec tel rythme...

 

La difficulté aujourd'hui n'est plus de générer une image. Surtout pas de nostalgie : c'est une excellente nouvelle ! Mais ce progrès va de paire avec la nécessité d'épurer l'image produite de tous les filtres prévus par les fabricants pour nous faciliter la vie... Et ces filtres sont loin d'être seulement techniques. Ce sont aussi des représentations totalement fausses qui viennent avec les milliards d'heures de programmes télévisés, de formats youtube copiés-collés les uns sur les autres ou des films qui ne prennent aucun risque créatif.

 

Combien de fois ai-je entendu "il faut changer de plan toutes les 3s sinon le spectateur s'ennuie" ou "c'est pas assez grand public"... L'histoire du cinéma montre que la seule règle c'est qu'il n'y en a pas. A force de vouloir niveler par le bas, tout se ressemble, tout se confond. On perd pied dans cet océan d'images médiocres. Pas "mauvaises" techniquement, justes sans saveur, sans particularité, sans histoire. Encéphalogramme plat.

 

Puisque l'image est omniprésente, le rôle du réalisateur est de les ordonner, de n'en sélectionner qu'une poignée dont l'enchaînement créera la différence. Une rupture, dans l'espoir de changer le regard de quelques visionneurs. Pour y arriver, il faut être patient et ne se dédier qu'à cette voie. Tel un artisan, il n'a de talent qu'à force de pratiquer un métier. Un film est aussi matériel qu'une chemise ou un meuble. Bien sûr il existe des modèles prêt-à-portés bon marché, mais de temps en temps il faut du sur-mesure.

 

Un réalisateur réarrange la profusion de sens et d'images contradictoires qui rendent l'époque si incertaine. Ce sont les histoires qui donnent sens à nos vies. Celles qu'on se raconte, ou celles qu'on rêve. Elles n'ont de valeur que si elles sortent de l'anonymat, se démarquent de la médiocrité par une prise de risque. Oui cela ne pourrait pas plaire à tout le monde. Mais qui veut ressembler à tout le monde ?